«Nul n'est plus esclave que celui qui se croit libre sans l'être» Goethe Il fait partie de cette frange de militants anonymes qui ont bataillé au péril de leur vie, pour des idéaux et pour des idées, à Khemis Miliana son fief, dans le maquis et à Alger. Il rappelle à notre époque amnésique son parcours marqué par le combat, mais aussi par une évasion spectaculaire alors qu'il était captif entre les griffes de l'ennemi. Il parle avec respect de son aîné et cousin M'hamed Bougara : «Un homme exceptionnel, un stratège hors pair.» «Dans un monde difficile, il faut développer des capacités de survie», annonce-t-il car il a pris un risque énorme, celui de s'exposer aux périls. Il est parti dans des régions obscures, là où la peur et le souci de bienséance ont fait reculer le plus grand nombre. D'où peut-être l'exigence qu'il s'est imposée en homme fin, pudique et généreux. Corps étroit et sourire large, il est discret, voire taiseux. Il n'est pas du genre à se vanter de ses faits d'armes. Pas de ces hâbleurs qui clament sur tous les toits leurs exploits improbables, réels ou supposés. Il lui a fallu sortir de sa réserve naturelle pour parler enfin de lui. Sans superlatifs ni adjectifs tonitruants. Par devoir de mémoire et afin que nul n'oublie les sacrifices consentis pour la libération et la liberté. S'invente-t-on un destin quand on choisit de lutter pour la patrie, quitte à mourir ? C'est par ce qu'il a vu qu'il était condamné à une vie étriquée, à l'instar de la plupart des Algériens, qu'il a décidé de rompre les chaînes et combattre l'oppression. l'enfant d'El Khemis La voix est douce, posée. L'interviewer l'espace d'un riche moment a tourné à une passionnante conversation où il a été question d'un moment crucial et décisif de la vie de notre pays. La voix et la gestuelle de Mahfoud emplissent l'espace alors qu'il se prête avec plaisir à l'exercice de mémoire que nous lui proposons. Mahfoud est né le 29 avril 1930 à Khemis Miliana. Il fréquente l'école Lafayette de la ville, actuellement Kouidri, avant de joindre, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le lycée technique de Dellys pour en sortir technicien en mécanique générale. Enfant, il se souvient n'avoir eu aucune prédestination : «Je faisais de mon mieux pour apprendre.» Le propre de beaucoup d'enfants ayant passé un bout de leur vie en pension. Adolescent, il est jeune ouvrier à Khemis Miliana chez Socoman, entreprise d'un colon spécialisé dans l'irrigation hydraulique. Il y restera de 1947 à 1950 aux côtés de son cousin Bougara, héros de la Révolution, qui exerçait dans le même atelier. Parallèlement, Mahfoud s'initie au scoutisme dans le Faoudj El Kamel, dirigé par Bouzar Hamdane. «L'essentiel de nos activités tournait autour du civisme, de l'environnement et de exercices paramilitaires.» En 1947, Bougara le fait entrer au PPA aux côtés de Ghida Benyoucef. Il fera connaissance de l'Organisation Spéciale. Il active jusqu'en 1950, année où il est arrêté à Bordj Menaïel où il subit d'interminables séances de torture avant d'être transféré à la prison de Tizi Ouzou. Il y moisit pendant quelques semaines avant d'être conduit à Blida, où il côtoie en prison les célèbres leaders du mouvement national. Libéré, et de crainte d'être à nouveau incarcéré, Mahfoud préfère larguer les amarres. Il se rend au Maroc où son cousin Ghida résidait. Mahfoud exerce dans l'usine de cuivre de la ville de Fès tout en restant à l'écoute du «front». Dès qu'il a appris que son dossier était «clos», Mahfoud rentre en Algérie en 1950, et continue à militer au sein du MTLD au niveau d'El Khemis où la section locale était dirigée par Khiter Mohamed, Cherchali et Belahcène Belkebir. C'est donc dans son terroir, dans cette contrée de Khemis, dans la solitude rurale et silencieuse, que Mahfoud développera son goût pour l'action. «On y a vécu la scission du parti dans la douleur. On était déchirés. Comme on voulait à tout prix éviter la division, on a opté pour la neutralité.» Mais, quelques mois plus tôt, le harcèlement de la police à son encontre a eu raison de sa patience, Mahfoud rejoint Alger où il exerce en tant qu'électricien dans une banque. «A Dellys, on avait appris presque tous les métiers. Je savais lire les plans. Ma technicité m'avait permis d'être promu chef d'équipe.» Chez ce fils d'un homme humble et modeste, on connaît le poids de la discrétion et les charmes de la mesure. Militant MTLD Plus tard, Mahfoud utilisera la banque comme dépôt du journal El Moudjahid qu'il distribuait avec ses camarades. «C'était une bonne couverture», admet-il.En 1955, il rencontre Brahim Chergui, vieux militant de la cause nationale et que Mahfoud connaissait au MTLD. «Il venait chez nous dès 1950, à Khemis Miliana, pour les inspections du parti. Il était délégué du MTLD et il animait les cellules. Comme je cherchais le contact, c'est lui qui m'a intégré au sein du parti. Il m'avait confié la région Alger 3 jusqu'en 1957. J'ai activé sous sa férule. Après la guerre des 8 jours et les arrestations qui s'en suivirent, j'étais malade. J'étais descendu de Notre Dame où j'habitais jusqu'à La Casbah pour voir mon médecin. Il y avait un refuge à Rampe Valée chez Sahraoui Mohamed. Sur dénonciation, on a été arrêtés par les ‘‘paras'' le 9 mars 1957 avec le propriétaire de la maison, M. Maârouf Mohamed.Nous avons été amenés à la villa Gras, à Bains Romains. Là, ils m'ont isolé et j'ai subi un rude interrogatoire, mais je n'ai rien divulgué.» On passera sur les péripéties de la baignoire et des atrocités commises pour tenter de lui arracher des informations. «De la terrasse surplombant une cour, je pouvais apercevoir mes camarades captifs, Dahmoun Mustapha et Malek Hachem. Ils m'ont mis dans une salle de bain nu avec, pour seul décor, un lit sans matelas et... un vieux vélo. Il y avait une petite fenêtre avec une porte vitrée baraudée de style mauresque. Je suis monté sur le vélo pour voir alentour. Le baraudage était léger. J'ai démonté la pédale et j'ai gratté le mur pour enlever les scellements.J'ai réussi à enlever une partie. Le lendemain, j'étais décidé à m'évader. Je suis monté sur le vélo. J'ai regardé dehors, il faisait noir dans cette cour sombre où une sentinelle faisait les cent pas. J'ai sauté, il y avait au moins 5 m. Heureusement, je suis tombé sur des rosiers. Cela a amorti le choc et m'a couvert. J'ai escaladé un autre mur et je suis tombé nez à nez avec un gros chien qui, par miracle, s'est abstenu d'aboyer. J'ai fait le mur de plusieurs villas puis je suis monté à la forêt de Baïnem. J'ai couru comme un fou sans savoir vraiment où j'allais. Je me suis retrouvé, au petit matin, à Beni Messous. Je voulais partir chez un militant connu de la région et boulanger de son état, M. Ighilahriz, qui tenait son commerce à Clairval, seul apte à m'orienter. Manque de pot, je m'étais trompé et je me suis retrouvé en plein cœur de la caserne de Beni Messous. Je me suis planqué dans un fossé et j'ai rampé jusqu'à être hors de danger. J'ai décidé d'aller à Tixeraïne chez des parents que je connaissais à peine. J'y suis resté deux jours. Comme je ne pouvais supporter ces errances, j'ai décidé de monter au maquis. Belkebir est allé voir Ghalem, responsable FLN d'El Harrach, qui m'a trouvé un contact à Boudouaou. Je me suis déplacé jusqu'à la dechra M'setas, sur la route de Bouzegza. Là, j'ai rencontré «le régional» M'hamed qui m'a envoyé à Zbarbar où j'ai rencontré le secrétaire de zone, Kaci... si Lakhdar, Laâla. Comme j'avais fait une formation d'artificier à l'OS, les responsables ont voulu mettre à profit mes connaissances. Je suis resté trois mois dans cette région jusqu'à l'opération ‘‘Challe''. Il fallait partir et on a quitté les lieux. Spéctaculaire évasion Un jour, alors qu'on sortait d'un ratissage, j'ai rencontré un agent de liaison de la Wilaya que commandait mon cousin Bougara que je voulais voir. Je lui ai envoyé une lettre, et quelque temps après, il m'a reçu. Pour y parvenir, on a marché trois jours de Palestro à Tablat. J'ai enfin rencontré Bougara à Bouzghachen, près de Beni Zermane. Je suis resté quinze jours avec le commando Ali Khodja. On m'a affecté à Khemis Miliana où j'ai été nommé chef de secteur à Metmata et à Theniet El Had. J'y ai activé durant plusieurs mois. En 1958, j'ai été désigné au Zaccar comme «régional» où j'ai été coordinateur jusqu'au 13 mai 1959. Lors d'une embuscade qui s'est soldée par plusieurs morts, j'étais blessé, arrêté et amené à Miliana où mon nom a été transmis aux parachutistes qui sont venus me prendre en hélicoptère de Miliana à Boufarik, puis à la 10e division des ‘‘Paras'' à Hydra.» Son esprit est traversé par l'idée de s'évader «Tout captif rêve d'évasion. J'ai souffert d'une blessure mal soignée à l'hôpital Maillot où les éclats de balles dans mon corps me faisaient atrocement souffrir. Avec le putsch des généraux, la situation allait encore se compliquer. On m'avait fait savoir que si je trouvais un boulot et un gîte, ils étaient prêts à me libérer. J'avais pris attache avec Belkebir pour m'héberger. J'avais fait des demandes aux chemins de fer et à l'EGA. Ils m'avaient pris et j'ai été affecté à Oran. Comme j'étais malade, je ne pouvais partir. Je suis resté ainsi, traînant d'hôpital en maison de soins jusqu'à l'ablation de mon estomac à l'hôpital Parnet, à l'aube de l'indépendance. C'est mon cousin Mohamed, frère aîné du colonel Bougara, qui se prénomme en fait Ahmed, qui m'a pris en charge. L'indépendance recouvrée, le ministère des Postes a été créé. Avec Zaïbek, j'ai exercé pendant 8 mois, puis je suis parti aux Travaux publics où j'ai effectué un stage de formation pour devenir moniteur de barrages, métier que j'estime avoir accompli avec le plus grand sérieux jusqu'à ma retraite en 1990.»Mahfoud, sans aucune amertume, nous avoue quand même une autre blessure : une fâcherie avec les temps qui courent. On ne s'attendait pas à ce qui allait advenir. Mais quelle qu'en soit la trajectoire, on ne peut faire marche arrière. On a milité en toute bonne foi, sans calculs. La vie est faite de hauts et de bas, mais il faut toujours garder espoir... Mahfoud est un être cassé, peut-être contrasté, contrarié, mais ses fractures et ses blessures composent un relief original. Il est de ceux qui pensent que l'histoire contemporaine de l'Algérie est encore à écrire. «C'est une affaire d'historiens spécialistes à qui il faut donner le maximum d'informations. Il leur revient, selon leurs méthodes propres, de transcrire les témoignages de ceux qui ont vécu les événements. A eux de faire les recoupements nécessaires car on a vu dans des livres des choses aberrantes. Il ne faut ni tomber dans le subjectivisme ni glorifier, ni réduire, mais dire la vérité crue en tenant compte du contexte de l'époque. Il se peut qu'on ait fait des fautes, mais on l'a fait de bonne foi. Ça aussi, il faut en parler...» [email protected]