L'Affaire Khalifa a joué au grand écart durant sa quatrième semaine. A Blida, à la barre, il s'agissait de démontrer dans le détail que des directeurs d'agence d'El Khalifa Bank attiraient des dépôts selon une méthode « criminelle », alors qu'à l'antenne d'Al Jazeera, le principal accusé, Rafik Moumen Khalifa, accusait, de Londres, le président Bouteflika d'être à la source de sa déchéance. Un lien entre les deux propos ? Quatre semaines du procès dit de la caisse principale d'El Khalifa Bank à Blida ont établi certaines vérités solides. L'une d'entre elles, on le sait depuis l'audition historique de Mourad Medelci, ministre des Finances, accable les autorités politiques. Elle montre que jusqu'en décembre 2001, le niveau des dépôts dans El Khalifa Bank, inférieur à 40 milliards de dinars, était suffisant pour permettre le financement frauduleux des sociétés apparentées, notamment Khalifa Airways, mais pas encore volumineux pour creuser le gouffre d'une banqueroute gigantesque comme ce sera le cas 14 mois plus tard lorsque les dépôts seront supérieurs à 140 milliards de dinars. Or il était possible déjà d'engager une action conservatoire contre El Khalifa Bank - sur le volet de la législation des changes - dès décembre 2001 au-delà de celle qu'aurait déjà dû entreprendre la Banque d'Algérie auparavant pour les graves infractions aux règles prudentielles. La juge Mme Brahimi, qui a pris un ton excessivement sévère avec les directeurs d'agence Khalifa inculpés, s'est intéressée la semaine dernière à ce mécanisme des dépôts qui a fait d'El Khalifa Bank une destination prisée des « excédents de trésorerie ». L'idée soutenue est que les directeurs d'agence, principalement Aziz Djamel pour l'agence d'El Harrach et Hocine Soualmi pour l'agence des Abattoirs, mais aussi le directeur de l'agence d'Oran, Guerss Hakim, organisaient un réseau de privilèges au profit des « managers » détenant un pouvoir de décision sur les trésoreries de leurs entreprises ou organismes publics afin qu'ils déposent à El Khalifa Bank. Au-delà des péripéties parfois burlesques sur la liste des 39 privilégiés du club Thalasso et d'autres suspicions sur des ristournes en liquide accordées aux « clients » déposants, les auditions ont laissé la salle sur sa faim au sujet de la capacité de la machine Khalifa à s'attirer de gros déposants publics. Où finit le marketing et où commence le trafic d'influence ? Les interrogatoires ont certes laissé entrevoir que les intéressements directs ont certainement compté dans certaines décisions de dépôts, pas les plus massives, chez El Khalifa Bank. Sans plus. Un avocat de la défense note d'ailleurs avec un certain dépit : « Le drame dans cette affaire, c'est que le management d'un directeur d'agence comme celui d'El Harrach aurait été qualifié d'exemplaire si les dépôts qu'il obtenait n'avaient pas été détournés pour leur plus grande partie par le propriétaire de la banque au profit de ses autres sociétés. » Un autre avocat souligne que les pratiques de privilèges pour « les gros clients » ont toujours été tolérées dans la concurrence commerciale sans que ne soit bien définie la frontière entre un marketing agressif ou un lobbying transparent d'une part et un trafic d'influence basé sur la corruption d'autre part : « D'ailleurs les faits que reproche la présidente aux directeurs d'agence d'aller démarcher des clients et de les inviter tacitement à des avantages exclusifs sont monnaie courante dans l'économie algérienne au moment où se tient ce procès. Des opérateurs de téléphonie mobile, des distributeurs automobiles, des assureurs font la même chose tous les jours pour obtenir des ‘‘ achats groupés '' ou des traitements médiatiques favorables. Le problème avec Khalifa est que le produit en jeu était un dépôt d'argent public et qu'il a été perdu par la banque. » La tentative quelque peu inélégante de faire porter aux directeurs d'agence – qui contrairement aux DG adjoints Akli Youcef (caisse principale), Nekkache Hammou (comptabilité), Abdelhafidh Chachoua (sécurité) avaient aux yeux du tribunal la tare de détenir une bonne formation universitaire et donc « un éveil » plus grand aux malversations ambiantes – la paternité d'un système de corruption pour attirer les gros dépôts publics a fait long feu à Blida cette semaine. Les avocats de la défense des directeurs d'agence Khalifa, parmi lesquels des ténors du barreau comme maîtres Berghel, Aït Larbi, Brahimi, Fetnasi, auront sans doute peu de mal à démontrer que les gros dépôts qui ont fait le lit du scandale Khalifa se « dealer » bien au-delà de la tête des directeurs d'agence d'El Khalifa Bank. « Un système soudé par le haut » Cet « optimisme raisonné » de la défense s'appuie sur un autre volet des auditions de la quatrième semaine, celui des décideurs déposants. A travers les interventions de nombre d'entre eux il ressort que le choix d'aller chez El Khalifa Bank peut être justifié faute d'informations sur sa « non solvabilité » rampante. Aouameur Mohamed Saïd, directeur financier de GCB, une filiale de Sonatrach ; Aboukacem Chawki, directeur de la société de transport de céréales, appartenant à la SNTF et l'OAIC ; Aouadi Mohamed, PDG de l'Entreprise nationale des puits (ENTP), et avant eux le directeur de Digromed, ont tous clairement indiqué que la motivation de base de leur décision de déposer des fonds chez El Khalifa Bank était économique. La banque offrait un taux de rémunération supérieur de 4 à 7 points à celui de la moyenne des banques publiques où ils détenaient jusque-là leur trésorerie. « Il fallait que quelqu'un à la Banque d'Algérie, au ministère des Finances, au gouvernement et à la Présidence s'inquiète pourquoi la banque arrivait à afficher de tels taux d'intérêts », déplore le parent d'un des accusés. « Ils ont laissé les dépôts d'organismes publics se poursuivre et après ce sont les directeurs d'agence qui sont en prison. » L'information sur la précarité du placement El Khalifa Bank était-elle confinée début 2002 à la Banque d'Algérie, au ministère des Finances et au-delà à la présidence de la République ? Tout s'est passé comme si c'était un secret caché aux grands déposés publics. « Le système Khalifa était soudé par le haut et nous allons en apporter la preuve », affirme un autre avocat de la défense. C'est là où s'établit le lien entre les délibérations de Blida et les déclarations de Londres. Abdelmoumen Khalifa, dont les intentions frauduleuses se confirment tous les jours dans le déroulement du procès de Blida, affirme avoir été cassé pour des raisons politiques par le président Bouteflika. « Ses révélations sur les voitures de luxe achetées à la présidence de la République sont les premières d'une série qui visent à nous faire comprendre que Khalifa a été trahi par le système qu'il pensait avoir mis définitivement au service de son groupe. » La piste pour expliquer la poursuite en 2002 du rush des dépôts d'argent public dans une banque privée annoncée comme frauduleuse en décembre 2001, ne passe décidément pas par une cure à Thalasso. Elle est politique. C'est sans doute le seul point sur lequel Khalifa dit vrai. Et sur lequel il n'a pas pu être démenti par le procès de Blida.