Avant que son nom ne soit apposé sur cette artère technique et industrielle qu'est le gazoduc reliant l'Algérie à l'Italie via la Tunisie, Enrico Mattei constituait lui-même, de son vivant, le lien majeur qui fit partager aux Italiens le soutien de l'indépendance algérienne. Le président de l'ENI (société nationale italienne des hydrocarbures) avait manifesté son adhésion à la cause nationale pour la libération de l'Algérie, défiant à l'époque les liens d'amitié existant entre la France et l'Italie. Visionnaire, pétri de culture démocratique et sensible aux mouvements de résistance lui rappelant son passé de militant pour la libération de l'Italie du joug fasciste, Enrico Mattei ne pouvait envisager de rapports avec l'Algérie sous domination française. Il refusa, en tant que président de l'ENI, toute concession dans le Sahara algérien tant que l'Algérie n'était pas indépendante. Une position de principe qu'il appuya par un franc soutien technique et matériel au FLN. Son rôle sera déterminant dans l'alimentation du dossier hydrocarbures soumis par la partie algérienne aux négociations d'Evian. C'est pour rouvrir cette page d'une histoire commune entre l'Algérie et l'Italie que l'ambassade d'Italie, sous le haut patronage du président Bouteflika, a organisé hier, à l'hôtel El Aurassi, un colloque international sur Enrico Mattei. Le colloque a attiré nombre de personnalités et de curieux venus pour certains redécouvrir l'apport de Mattei et pour d'autres prendre connaissance de ce qu'était ce personnage. «Nous avons voulu contribuer à combler un vide et écrire une page importante de l'histoire de l'Algérie indépendante», a indiqué Giampaolo Cantini, ambassadeur d'Italie en Algérie. Et de poursuivre : «Outre le soutien de Mattei, la classe politique italienne de l'époque ainsi que les intellectuels, les syndicats et journalistes étaient majoritairement acquis à la cause de l'indépendance algérienne.» L'Italie, qui sortait un peu affaiblie de la Seconde Guerre mondiale, avait pour philosophie de trouver des appuis de développement à l'extérieur. Les pays du Sud, notamment producteurs de pétrole, devenaient l'appui nécessaire à une entreprise comme ENI afin d'avoir une place sur le marché énergétique. Mais au-delà de la vision commerciale, Mattei avait aussi une vision politique consistant à créer des ponts d'échange entre les pays de la Méditerranée pour une vie harmonieuse et non conflictuelle. Il se mit à dos les «sept sœurs», les compagnies pétrolières occidentales qui avaient pour stratégie de pomper les richesses du Sud sans contrepartie pour ce dernier. Mattei, qui s'est introduit dans les marchés égyptien, iranien et libyen, proposa les fameux contrats à 75% de bénéfice pour le pays producteur contre 25% pour ENI. Une révolution qui n'était pas sans attirer l'inimitié des puissantes multinationales. Mattei appuie techniquement le FLN Tout en voulant assurer l'autonomie énergétique de l'Italie, Mattei misait aussi sur des rapports apaisés et sincères avec les pays du Sud. Il était entré en contact avec le Gouvernement provisoire algérien (GPRA) à travers des noms comme Saâd Dahleb, Benyoucef Benkhedda, M'hamed Yazid, Sid Ahmed Francis et Ferhat Abbès. Le GPRA désigna Abdelhafidh Bousouf comme l'interlocuteur de Mattei. «Boussouf plaida la cause de Mattei en Libye auprès de Idriss Senoussi, ce qui lui ouvrit des portes en Libye. En sus d'être convaincu par la cause indépendantiste algérienne, ceci renforça les liens de Mattei avec l'Algérie», explique Daho Ould Kablia président de l'association du MALG (Ministère de l'armement et des liaisons générales). «Mattei inspira les grands axes de la négociation du côté algérien. Il mit à la disposition du GPRA, à travers Boussouf, la fiche signalétique des entreprises opérant dans le Sahara. La surprise de la délégation française fut totale lorsque la partie algérienne affirma sa connaissance du dossier hydrocarbures», note le représentant du MALG. «Le dossier pétrole était difficile à saisir pour les combattants, donc on disait qu'il fallait faire attention à une espèce de souveraineté française déguisée sur le sous-sol. Nous avons donc contribué à renforcer la position algérienne pour ne rien céder», témoigne Mario Pirani, journaliste et écrivain italien, ancien envoyé spécial de Mattei pour les affaires pétrolières au Maghreb. Et de continuer : «Nous avons suggéré aussi que l'Algérie indépendante garde une collaboration technique avec les Français car ils avaient le background nécessaire sur les capacités du sous-sol algérien.» C'est dire que la stratégie énergétique de l'Algérie indépendante avait beaucoup bénéficié de la clairvoyance de Mattei. «Mattei pensait à une plateforme énergétique entre les trois pays, Algérie, France et Italie, avec l'Algérie comme pivot et avait pensé, à l'époque, à un gazoduc liant ces trois pays via Gibraltar. C'est dire le côté visionnaire du personnage», a indiqué Mario Pirani. «Outre Mattei, l'Italie exprima son soutien à travers de nombreuses personnalités, notamment le maire de Florence Giorgio Capira, le président Giovanni Gronchi et le président du conseil Fanfani. Tous les partis socialistes et de la démocratie chrétienne ont créé un comité pour la paix en Algérie», a affirmé Bruna Bagnato, professeur d'histoire des relations internationales à l'université de Florence. Mattei, qui projetait de faire sa première visite en Algérie après son indépendance, n'a pas pu le faire. En 1957, il disait : «Le pétrole est une ressource politique par excellence, il s'agit de l'utiliser à travers une bonne politique éloignée des visées impérialistes.»