A Marseille, lors des 12e Rencontres d'Averroès, tenues les 11 et 12 novembre, autour de la richesse et la pauvreté entre Europe et Méditerranée, l'examen des notions invite à plus d'humilité, d'une part, et provoque l'inquiétude, de l'autre. Qu'est-ce que le développement, dans le sens mondial dominant ? « Changer le mode de vie de pays selon les repères du Nord », lance Majid Rahnema, ancien ministre iranien, représentant-résident de l'ONU au Mali, et qui se consacre depuis plus de vingt ans aux problèmes de la pauvreté et aux « processus de production de la misère par l'économie du marché ». Dans la cité phocéenne, port austral revendicatif et « capitale des luttes sociales », comme l'a souligné un quotidien français, la tentation de tirer à boulets rouges sur le modèle libéral est forte. Or, rappelle le philosophe Patrick Viveret, également conseiller référendaire à la Cour des comptes française, le risque ne réside pas dans le marché en soi, mais plutôt dans « l'enrichissement monétaire qui devient une fin, impliquant le mal-être ». Dans un rapport remis au secrétaire d'Etat français à l'Economie solidaire, intitulé « Reconsidérer la richesse », le philosophe avait noté que « ce que le libéralisme économique va devoir assumer, c'est le prix de cette promotion du désir détaché de toute norme, de cet individu ‘‘hors société'' et de cette économie découplée du politique et de l'éthique. Ce prix est, pour l'essentiel, l'abandon de la recherche du ‘‘bien commun'', les vices privés étant censés, par le tour de passe-passe de ‘‘la main invisible du marché'', se transformer en vertus publiques détachées de toute norme, c'est l'abandon de la recherche du ‘‘bien commun'' ». Car, note Viveret, auteur d'un livre au titre provocateur, Pourquoi ça ne va pas plus mal, la misère règne des deux côtés de la chaîne mondiale : misère des trois milliards d'humains vivant dans la pauvreté, et misère des sociétés d'abondance confrontée à un système de production artificielle de la rareté, misère affective et spirituelle. Dans sa logique de puissance, explique-t-il, le capital détruit l'échange, y compris marchand. Il rappelle qu'à la tête des activités économiques mondiales trônent l'industrie de l'armement, 800 milliards de dollars par an, celle de la drogue puis de la publicité avec 500 milliards de dollars chacune. « Des industries qui répondent aux besoins de ce mal-être », enchaîne-t-il, évoquant une « dépression collective dans les sociétés d'abondance ». Alors que l'ONU a indiqué que 40 milliards de dollars sont nécessaires pour résorber les problèmes d'enseignement et d'eau des 6 milliards d'humains. Faut-il pour autant désespérer ? Des études aux Etats-Unis ont montré que 12% de la population américaine, équivalent du poids social d'un important parti, constituent un archipel de « créatifs culturels » : des individus qui ont choisi d'appréhender leur vie en projet, ne s'inspirant que des aspects positifs du libéralisme (l'émancipation) et du monde ancien (la solidarité). Individus qui s'autonomisent par rapport aux modes de consommation dominant et qui pensent, à tort, qu'ils sont isolés dans leur manière de concevoir le monde. Il serait possible ainsi de dégager des « niches » à l'intérieur de ce monde régi par les logiques marchandes et dominantes, comme l'avait évoqué le défunt sociologue français Pierre Bourdieu. Une terrible violence secoue le Nord, diagnostique Majid Rahnema : « L'homme croit être plus grand que Dieu (qu'on y croit ou non), et cela est d'une extrême violence avec ses manifestations telles que l'idée du clonage humain. » Richesse et pauvreté, les notions s'entremêlent. Qui est pauvre et qui est riche ? Ceux peut-être qui n'ont pas trouvé de sens à leur vie ? Ceux qui refusent, autant dans le Nord que dans le Sud, la chosification de la nature et de l'humain impliquée par le pire de la logique marchande ? « Il faudra sortir des logiques binaires comme par exemple celle de développement/non-développement et se demander sur quel plan avancer pour l'avenir », souligne Rahnema. Et pour dégager les voies de l'avenir,il faudra encore jeter plus de ponts entre les rives du Nord et du Sud, mais aussi entre les pays du Sud eux-mêmes. « S'accorder sur nos désaccords », résume Thierry Fabre, concepteur des rencontres, qui auront leurs pendants à Alger, en mai 2006, les Rencontres Ibn Rochd, à la Bibliothèque nationale du Hamma, avec pour thème retenu : « Vivre ensemble ».