Sommes-nous à l'aube d'un nouvel âge, celui des sociétés du savoir ? Les bouleversements de la science au XXe siècle ont été à l'origine d'une troisième révolution industrielle, celle des nouvelles technologies qui sont des technologies fondamentalement intellectuelles. Cette révolution, qui s'est accompagnée d'une nouvelle avancée de la mondialisation, a jeté les bases d'une économie de la connaissance, plaçant le savoir au cœur de l'activité humaine, du développement et des transformations sociales. Cependant, information n'est pas savoir. Et la société mondiale de l'information en gestation, qui est l'objet du Sommet de Tunis (prévu du 16 au 18 novembre), ne trouvera tout son sens que si elle facilite l'émergence de sociétés du savoir, pluralistes et participatives, qui incluent au lieu d'exclure. Peut-on dire pour autant que le XXIe siècle verra l'essor de sociétés du savoir partagé ? Comme le souligne le rapport mondial de I'Unesco vers les sociétés du savoir, coordonné par Jérôme Bindé et publié en vue du Sommet de Tunis, il ne devrait pas y avoir d'exclus dans des sociétés apprenantes, car la connaissance est un bien public qui doit être accessible à tout un chacun. Le savoir présente en effet deux qualités remarquables : sa non-rivalité et, une fois expirée la période de protection garantie par les droits de propriété intellectuelle, sa non-exclusivité. La première illustre une propriété de la connaissance déjà mise en relief par Jefferson, son usage par quelqu'un n'empêche pas l'utilisation du même savoir par quelqu'un d'autre. La seconde signifie que chacun peut faire usage librement d'un savoir relevant du domaine public. On sait bien aujourd'hui que l'essor de sociétés du savoir partagé est la voie qui nous permettra de lutter efficacement contre la pauvreté et de prévenir les risques sanitaires majeurs, tels que les pandémies de réduire les terribles pertes humaines causées par les tsunamis et les tempêtes tropicales, et de promouvoir un développement humain et durable. Car si de nouveaux styles de développement sont aujourd'hui à notre portée, ils ne sont plus fondés, comme jadis, sur la sueur, le sang et les larmes, mais sur l'intelligence, les capacités scientifico-techniques de traiter les problèmes, la valeur ajoutée intellectuelle et l'expansion des services dans tous les secteurs de l'économie, ce qui devrait favoriser un développement citoyen et, face à la société du risque, l'essor d'une démocratie prospective. Cinq obstacles s'opposent cependant à l'avènement de sociétés du savoir partagé. La fracture numérique : pas de connexion, pas d'accès. Certes, le nombre d'internautes augmente sans cesse, atteignant désormais près d'un milliard, mais 2 milliards d'individus ne sont pas reliés à un réseau électrique et 4,5 milliards, les trois quarts de la population mondiale, n'ont pas ou peu accès aux télécommunications de base. La fracture cognitive, encore plus profonde et bien plus ancienne, divise profondément Nord et Sud, mais aussi chaque société. La concentration du savoir, et notamment des savoirs de pointe, ainsi que des investissements scientifiques et éducatifs majeurs sur des aires géographiques restreintes, ce qui entraîne l'aggravation de la fuite des cerveaux du Sud vers le Nord, mais aussi entre pays du Nord et pays du Sud. Le savoir est par principe objet de partage, mais dès lors qu'il est converti en information, il a un prix où se situe le nécessaire compromis entre l'universalité du savoir qui implique qu'il soit accessible à tous et le respect des droits de propriété intellectuelle ? L'essor de sociétés du savoir partagé est aujourd'hui entravé par l'aggravation de fractures sociales, nationales, urbaines, familiales, scolaires et culturelles qui affectent un grand nombre de pays, et par la persistance de la fracture entre hommes et femmes, aujourd'hui 29% des filles de la planète ne sont pas scolarisées et les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Pour surmonter ces obstacles, les nations du monde vont devoir investir massivement dans l'éducation, la recherche, l'info développement et le développement de « sociétés apprenantes ». Il en va du destin de chaque pays, car les nations qui n'investissent pas suffisamment dans le savoir et dans une éducation et une science de qualité compromettent leur propre futur : la fuite des cerveaux risque à terme de les vider de leurs forces vives. Quelles solutions concrètes proposons-nous dans le rapport « Vers les sociétés du savoir » ? En voici quelques exemples : Investir davantage dans une éducation de qualité pour tous : c'est la clé de l'égalité des chances effectives. Les pays devraient consacrer une part importante de leur PNB à l'éducation. L'aide publique au développement doit être davantage orientée vers l'éducation. Gouvernement, secteur privé et partenaires sociaux devraient explorer la possibilité de mettre en place progressivement, au cours du XXIe siècle, un « crédit-temps » d'éducation donnant droit à un certain nombre d'années d'enseignement après la fin de la scolarité obligatoire, ainsi tous pourraient se former tout au long de la vie et auraient une seconde chance en cas de sortie prématurée du système éducatif. S'il faut investir davantage dans la recherche scientifique et dans une recherche de qualité en phase avec les défis du futur, il faut aussi promouvoir des modalités concrètes et novatrices de partage du savoir, telles que le « collaboratoire » : cette nouvelle institution virtuelle, qui réunit dans le même mot laboratoire et collaboration, permet à des chercheurs de travailler en réseau au-delà des frontières. Cette innovation, à laquelle on doit le décryptage du génome humain, pourrait changer la relation Nord-Sud en matière de science et freiner la fuite des cerveaux. Il faut aussi promouvoir la diversité linguistique dans les nouvelles sociétés du savoir et valoriser les savoirs locaux et traditionnels. Mais le Sud peut-il s'offrir les sociétés du savoir ? N'est-ce pas un luxe réservé au Nord ? Je pourrais bien sûr répondre, en paraphrasant Lincoln : « Vous trouvez que le savoir coûte cher ? Essayez l'ignorance. » Ne faut-il pas tirer les leçons du succès tangible obtenu par nombre de pays du monde ? Les uns ont investi massivement pendant plusieurs décennies dans l'éducation et dans la recherche scientifique et ont pu réduire ainsi considérablement la pauvreté absolue. Certains ont d'ores et déjà dépassé nombre de pays riches en termes de PIB par habitant. D'autres pays, qui étaient déjà parmi les plus avancés, ont encore accru leurs chances à l'échelle mondiale, tout en améliorant encore leur niveau de développement humain et durable. Une planète, qui consacre désormais 1000 milliards de dollars par an aux dépenses militaires, n'a-t-elle pas les moyens de promouvoir des sociétés du savoir pour tous ? Des financements importants pourraient aussi être dégagés en faveur de l'éducation et du savoir par des politiques de réforme courageuses, visant à réduire certaines dépenses improductives, à améliorer la productivité des services publics, à rationaliser les administrations, à supprimer un certain nombre de subventions inefficaces et à lutter contre la corruption. Face à un monde profondément divisé par de multiples fractures, face à la contradiction entre des problèmes globaux et la partition des savoirs, il n'est d'autre solution que le partage des savoirs. Pour paraphraser un proverbe africain, le savoir est comme l'amour : c'est la seule chose que le partage grandit.