Quand l'éminent rebelle fustige l'école, celle qui, à ses yeux, formate les individus selon une idéologie. Dans l'introduction de l'ouvrage que les éditions de l'Herne consacrent au linguiste américain*, Normand Baillargeon explique que l'intérêt que Noam Chomsky porte au champ de l'éducation est la conséquence de deux facteurs. Le premier est de nature essentiellement biographique. Noam Chomsky a fréquenté l'école progressiste et a été influencé par les idées de John Dewey, philosophe de l'éducation et pédagogue américain. Il a d'autre part expérimenté le métier d'enseignant chercheur à l'université. Cette position lui a fourni l'opportunité de réfléchir sur la problématique de l'éducation et de sa pratique au sein des institutions. Le second facteur renvoie à l'appartenance de Noam Chomsky au mouvement rationaliste et innéiste qui lui a permis de concevoir «un riche appareil conceptuel», à travers lequel il a proposé des pistes de réflexion sur la manière de concevoir de façon originale l'enseignement et l'apprentissage. Pour une éducation humaniste est divisée en trois parties qui correspondent à trois essais et une interview qui mettent en lumière les idées force de la réflexion de Noam Chomsky sur la question de l'éducation. Tout au long de cet ouvrage, l'auteur prône une conception humaniste de l'éducation qui puise sa racine dans les valeurs des Lumières en se basant sur la pensée du philosophe et humaniste britannique Bertrand Russel, qui met l'accent sur l'idée selon laquelle le rôle de l'éducation vise principalement «à stimuler et à fortifier les impulsions créatrices propres à chacun». Autrement dit, le rôle de l'école est de proposer aux enfants des pratiques éducatives qui accordent une importance capitale à la liberté, la création et la stimulation. La fonction de l'éducation ne consiste pas à contrôler et à orienter les apprenants vers des objectifs fixés au préalable, mais à encourager et à stimuler les capacités créatives. Noam Chomsky met en lumière les effets négatifs, voire pervers, du modèle autoritaire de l'école qui, en imposant des pratiques éducatives autoritaires, ne privilégient pas la compréhension, le talent et la créativité. Pour illustrer son propos, il cite l'exemple du programme éducatif américain «No child left behind» (2001), qui vise avant tout à enseigner pour réussir un examen. De son point de vue, ce système scolaire qui impose «l'ignorance» a plutôt tendance à favoriser l'endoctrinement et la formation d'individus qui seront formatés pour être à la solde d'une idéologie de nature coercitive qui vise à empêcher le peuple d'exercer un contrôle sur le processus décisionnel, ceci dans le but de le concentrer entre les mains des aristocrates, ces individus qui méprisent le peuple et cherchent à l'éloigner du pouvoir. Pour Noam Chomsky, ces intellectuels formeront à leur tour des individus qui s'attacheront à légitimer et à perpétuer les valeurs d'une société industrielle dominée par le modèle technocratique où le culte des experts occupe une place centrale. Par ailleurs, il dénonce «le nouvel esprit du temps», c'est-à-dire le système dominant de nature anti-démocratique promu par les politiques et le patronat qui privilégient la production et l'accumulation de biens, ainsi que la formation d'outils à la solde des employeurs. Tout en critiquant ce modèle de société, Noam Chomsky dénonce «la trahison des clercs», ces universitaires, intellectuels, médias et tous les défenseurs de ce nouvel esprit du temps qui glorifient, propagent et légitiment ce système de valeurs dont l'objectif est de conditionner et d'opprimer les individus et d'entraver l'avènement d'une société «libre, juste et démocratique». Et tout en dénonçant «les mensonges de notre temps» relayés par les appareils idéologiques, il recommande de pratiquer «l'autodéfense intellectuelle» pour débusquer les indices qui permettront de reconstituer les vérités dissimulées par les médias et devenir des lecteurs avisés. Ainsi, afin de contrecarrer la version de l'histoire qui est à la solde de l'idéologie dominante et de rétablir la vérité que les médias cherchent à travestir pour servir des impératifs doctrinaires, l'auteur conseille de lire les articles de presse en commençant par les derniers paragraphes, de lire entre les lignes et bien d'autres astuces que Noam Chomsky dévoile dans son essai intitulé Précis d'information et d'autodéfense intellectuelle. Pour illustrer ses propos, il cite l'exemple d'un article de presse paru dans le New York Times, le 14 mars 1999. Ce dernier est une version abrégée d'un reportage publié le 4 mars 1999 et portant sur le bilan de la guerre biologique menée par le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon Noam Chomsky, tout être humain porte en lui un «instinct de liberté». Et si ce dernier n'est pas empêché, il peut agir contre les forces qui l'oppriment. De son point de vue, le rôle de l'éducation n'est pas de former dans une perspective de contrôle, d'obéissance, de domination, d'accumulation et de profit matériel, mais plutôt dans une optique de liberté, de création, de citoyenneté, d'égalité, de partage et de solidarité. Autrement dit, l'école doit être une source d'inspiration, ouvrir les esprits, inciter à réfléchir, à s'organiser, à maintenir vivant l'espoir de lutter. Pour étayer son positionnement, il évoque l'historien et politologue américain, Howard Zinn, et le rôle qu'il a joué dans la transformation des consciences par le biais de son engagement militant et des ouvrages qu'il a publiés, afin d'inciter les individus à lutter contre les injustices et les inégalités. A titre d'exemple, dans son ouvrage intitulé A history of the United States qui traite des individus exclus de l'histoire et qui font les grands événements,H. Zinn a présenté l'histoire du point de vue des acteurs, c'est-à-dire «la masse anonyme qui pose les gestes qui font les événements historiques». Noam Chomsky est un intellectuel, un militant et un dissident qui remet en question le discours et les modèles dominants, et recommande des actes d'autodéfense intellectuelle à l'égard de l'éducation et des médias qui participent au maintien de l'ordre social et des classes dominantes qui détiennent les richesses, les privilèges et le pouvoir. De son point de vue, le rôle de l'éducation est d'éveiller, de stimuler, de rendre libre et de garantir aux enfants un environnement riche et favorable à leur épanouissement. Et pour Noam Chomsky, l'un des défis de l'Amérique est de promouvoir des formes sociales qui favoriseront l'émergence de la conception humaniste qui vise à former des individus libres et créatifs. *Noam Chomsky, Pour une éducation humaniste, éditions de l'Herne, p. 87, 2010 ; titre original : Chomsky on democracy and education, Taylor and Francis Group LLC, 2002