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Une famille métaphore
Roman. «Des ballerines de papicha»
Publié dans El Watan le 15 - 01 - 2011

Ce premier livre de Kaouther Adimi révèle une écrivaine de 25 ans et l'écriture d'une génération.
Une famille. Composée de six membres. La mère, son fils Adel, ses deux filles Yasmine et Sarah, le beau-frère, Hamza-le-fou et la petite-fille, Mouna. Une femme veuve et ses trois enfants orphelins de père. Ce dernier ? Fauché prématurément par «une balle aveugle». Tout ce monde vit dans un appartement en plein cœur d'Alger. Et cette famille, qui finalement joue le rôle de personnage principal dans ce premier roman de Kaouther Adimi, se distingue totalement des autres familles de l'immeuble. Car elle cumule un certain nombre de caractéristiques qui lui confèrent un statut bien particulier et la situent à la lisière de la marginalité. Les sentiments des voisins, à l'égard de cette famille, sont très mitigés. Tantôt de la compassion, tantôt de la moquerie. Mais notre personnage principal n'est pas dupe. Car la mère et ses enfants ont bien conscience qu'ils sont le sujet de conversation de tout le quartier.
Adel, Yasmine, Sarah, la mère, Mouna, Hamza. Tout ce monde vit sous le même toit. Grands et petits vivent les mêmes déboires, sont confrontés à l'ennui, aux difficultés de la vie, à l'absence de perspectives et aux tribulations mentales. Tous vivent dans un monde où la vie tourne autour d'un but sans jamais l'atteindre. Tout au long de ce récit narré à la première personne, chaque membre de cette famille, à sa manière, selon son propre langage, à travers ses catégories de pensée, nous révèle son point de vue et sa version de la vie dans cette ville qui n'est blanche que par le nom qu'elle porte. Chacun parle de soi, des autres, du quartier et de la ville. Chacun dit. Avoue. Nous introduit dans son monde intérieur. Nous révèle son mal-être. Nous rend témoins de la folie qui s'est incrustée dans le corps de cette famille, dont les rapports se caractérisent par l'absence de communication.

Le roman ouvre sur l'image d'Adel. Allongé sur le lit, dans une position fœtale, il pleure sous son drap. Des larmes «de honte et de frustration». Pendant qu'il est pris dans le manège infernal de l'insomnie, il nous invite à découvrir les coulisses de son existence, en racontant des bribes de son histoire de vie qu'il assimile à un cauchemar. Adel frémit sous l'effet de la peur et de la panique. Il est submergé par le malaise et le mal-être. Ces deux sentiments sont exprimés par le corps : «pieds glacés», «mains serrées». L'angoisse et la gêne qu'il ressent au fond de son être l'indisposent et lui donnent «envie de vomir, de se vomir». Cette description laisse transparaître l'image d'un individu en proie à une représentation dévalorisante de sa personne. Puis, l'auteure nous entraîne à l'Eden, un bar où Adel se réfugie pour boire et tuer le temps. Le regard que son environnement pose sur lui est négatif, voire dévalorisant. En effet, Adel ne semble pas être apprécié. Il est non seulement traité de «femmelette», mais il est pris pour cible par un groupe d'hommes hostiles qui profitent de son état de vulnérabilité et le violentent en le rouant de coups.

Yasmine est le second personnage-clé de ce roman. C'est une femme très romantique. Elle «aime les nuits blanches, voir le jour poindre et se lever sur la ville». Yasmine est étudiante. Elle représente un témoin précieux, car ses observations et son discours nous permettent de découvrir les choses de la rue, de nous introduire dans le milieu estudiantin, de nous familiariser avec les problèmes des jeunes, de suivre les discussions entre les amoureux, les histoires de couples, les rapports entre les étudiants, hommes et femmes. Yasmine est belle. Elle est convoitée par les hommes. Mais elle a jeté son dévolu sur Nazim, son voisin. Dans un langage teinté d'ironie, elle raconte sa relation avec ce jeune garçon, ses premiers attouchements, les baisers et les mots échangés. Nazim l'aime. Mais Yasmine ne partage pas ses sentiments. Elle a accepté de nouer une relation avec lui pour se venger et lui donner une leçon. Cependant, elle avoue qu'en dépit du fait qu'elle ne l'aime pas, elle ne parvient pas à se détacher de lui.
Sarah, la femme de Hamza-le-fou, est le troisième membre de cette famille sans nom. Elle est artiste-peintre. Elle est revenue vivre chez ses parents avec son mari qu'elle nous présente comme un homme qui a basculé dans la folie. Sarah raconte ses déboires avec son époux. Parle de son ras-le bol, des délires de mots de Hamza, de ses projets d'avenir qui sont tombés à l'eau, des années qui passent. Sarah est une jeune femme aigrie, triste et désespérée. Elle a perdu confiance en elle. Mouna est la fille de Sarah et de Hamza. Cette petite écolière aux ballerines bleues se définit comme une «papicha». Elle n'aime pas l'école car elle s'ennuie et pense qu'étudier n'est d'aucune utilité. Elle rêve de se marier avec Kamel, le vendeur de frites. Mouna est une enfant désabusée avant même d'avoir vécu. Son unique désir est d'apprendre comment faire pour se marier avec Kamel.
La mère de Adel, de Yasmine et de Sarah n'a pas de prénom. Elle vit dans le même appartement que ses enfants avec lesquels elle n'a aucun échange verbal. Elle se contente de les servir et de les regarder sans prononcer un seul mot. Pourtant, lorsqu'elle est devant la fenêtre, elle se met à parler. Toute seule. C'est ainsi que les lecteurs découvrent qu'elle a une représentation négative de ses trois enfants. Elle pense qu'ils sont des «imbéciles», des «demeurés», des «inconscients». Elle se demande pourquoi ses enfants ne sont pas comme les autres et passent leur temps à jouer aux artistes et aux incompris. Le monologue de la mère joue un rôle important, car il permet de comprendre la problématique de cette famille. Puis, c'est au tour de Hamza, l'époux de Sarah la peintre, de se mettre à nu pour nous révéler, d'une part, des aspects de sa personnalité, et, d'autre part, sa relation avec son épouse. Cet homme dont «le cœur a vingt-huit ans» nous parle de lui, de son travail en tant que psychologue dans un hôpital qu'il a dû abandonner, dès le début de sa relation avec sa femme. Il va jusqu'à nous confier qu'il est désespéré par la folie de sa femme qui passe son temps à mélanger les couleurs.
Parallèlement aux témoignages des membres de la famille de Adel et de Yasmine, l'auteure donne la parole à des personnages secondaires, des hommes notamment. Leur intervention dans le corps du récit a une fonction essentiellement informative et éclairante. Elle vient compléter celle de Adel et de sa famille. Dans la nuit avancée, alors que Adel a du mal à s'endormir, Kamel et ses copains s'agglutinent devant la cage d'escalier de leur immeuble. Et tout en consommant du whisky et de la drogue, ils discutent de tout et de rien. Puis ils parlent de leur malaise, de l'ennui, de leur quotidien fait de routine et de banalités abrutissantes. Certains vendent des chaussures volées. D'autres des meubles. Leur discours fait ressortir des points de vue convergents sur leur ras-le-bol de la vie qu'ils mènent dans cette ville-ennui. Ils divergent pourtant quant à l'alternative. Car pendant que certains pensent que la solution réside dans la migration vers l'Europe pour vivre «la vraie vie», d'autres défendent la nécessité de rester et de construire le pays.
Tarek a 14 ans. Ce jeune adolescent, voisin de Adel et de sa famille, a la tête couverte de cheveux blancs. Cette caractéristique physique le stigmatise puisque ses camarades de classe se moquent de lui en le surnommant «chikh». Ce jeune accumule des anormalités : la vieillesse malgré son jeune âge. Il n'a pas de père. Sa mère aime toujours son père qui un jour est sorti acheter des cigarettes et n'est jamais revenu. «Les cheveux blancs sont l'absence de papa. Ils sont les jours sans papa. Ils sont la douleur de papa», confie Tarek.
A travers ces personnages et leurs témoignages, Kaouther Adimi nous introduit à l'intérieur d'une société où des êtres humains, hommes et femmes, tous âges confondus, se retrouvent livrés à eux-mêmes, aux prises avec des difficultés d'ordre matériel, social et identitaire. Un monde où chaque individu s'invente une vie, un avenir, une raison de vivre et d'être. Pour oublier. Faire passer le temps. Se donner l'illusion d'exister. Même si pour certains faire semblant relève de l'ordre de l'impossible, puisqu'à la fin de l'histoire un homme se suicide. Qui ? Adel ? Hamza ? Un des jeunes du quartier qui passent leur temps à noyer leur désespoir dans l'alcool, la drogue et le rêve d'une autre vie ? Qui ?
Qu'importe ! Car l'objectif de Kaouther Adimi est de tirer la sonnette d'alarme sur le quotidien d'une population qui va à la dérive, n'ayant d'autre alternative que la débrouille, le bricolage, le rêve migratoire, le désespoir, la folie, la mort et bien d'autres subterfuges à découvrir tout au long de ce roman qui captive l'attention et émeut parfois jusqu'aux larmes.

* Kaouther Adimi, «Des ballerines de Papicha», Editions Barzakh, Alger, 155 pages, 2010


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