Une attaque virulente contre les auteurs, les éditeurs et les critiques français. Roland Barthes avait écrit à son époque Le plaisir du texte, un essai en fragments où l'on pouvait vadrouiller allègrement pour savourer tous les plaisirs que peut procurer une œuvre littéraire. Avec Richard Millet, qui vient de publier L'enfer du roman, réflexions sur la postlittérature, on est rentré dans l'ère du déplaisir du texte. Dans cet essai, écrit à charge contre le roman moderne, aucun auteur depuis plus d'un demi- siècle ne trouve grâce à ses yeux. La mort du roman revient donc comme un leitmotiv tout au long des cinq cent cinquante cinq fragments que comporte son texte. Richard Millet traque l'imposture littéraire et les notoriétés surfaites. En fait, la mort du roman remonte pour lui au début du XXe siècle, quand les écrivains modernes ont commencé à détricoter le roman classique pour le vider de ses substances vitales en le réduisant à n'être que le porteur exclusif de la subjectivité de l'auteur. D'autres griefs viennent s'agripper à cette perversion générique. Le premier, Richard Millet l'adresse aux éditeurs qui, dans une concurrence effrénée, publient de plus en plus de livres qu'ils estampillent comme roman, indépendamment de leur genre réel et de leur qualité surtout. L'auteur met en garde contre cette inflation de titres, laquelle, à l'entendre, pourrait finir par dépasser le nombre de lecteurs potentiels ! En effet, même les spécialistes les plus avisés ne savent plus où donner de la tête devant ce déferlement d'ouvrages qui, loin de refléter une véritable diversité, s'apparente à une boulimie industrielle et entraîne un énorme gâchis. Ainsi, avec l'exacerbation de cette exception culturelle française que constitue le rituel de la rentrée littéraire de septembre, ces tendances négatives s'accentuent. Sur les sept cents romans publiés à la rentrée 2010, il n'y a finalement qu'une cinquantaine d'entre eux qui ont pu disposer d'une visibilité certaine et d'une carrière commerciale satisfaisante, sinon acceptable. Le deuxième grief de Richard Millet concerne la critique littéraire. Selon lui, la connivence qui existe entre les critiques et les attachés de presse fausse tout travail crédible sur les œuvres présentées. L'examen des liens étroits entre une profession qui devrait s'intègrer dans la plus stricte déontologie journalistique et une autre, incluse dans le développement du marketing éditorial, amène l'auteur à critiquer la critique qui a fabriqué des vedettes littéraires qu'il fustige vertement. Ainsi, sur la traduction dans d'autres langues des ouvrages de ces vedettes, présentée comme un indice de qualité par de nombreux critiques, Richard Millet affirme : «Plus encore, des folliculaires voient dans le fait que soient traduits des auteurs tels que Marc Lévy, Guillaume Musso, Bernard Werber, Anna Gavalda, Eric-Emmanuel Schmitt, sans savoir que ces auteurs écrivent dans une langue déjà potentiellement traduite, donc littérairement annihilée par son indigence». L'attaque est forte. Elle signifie que des auteurs dits de premier plan, (ou de premier rayon dans les supermarchés du livre, appauvrissent volontairement leurs textes, les débarrassant de toute personnalité linguistique pour en faciliter la traduction dans d'autres langues. A cette brochette de stars qui écrivent une littérature sans estomac, comme l'écrivait Pierre Jourde il y a quelques années, il appelle à la rescousse le Gargantua de l'écriture romanesque, l'inépuisable et prolifique Honoré de Balzac. La grande entreprise de sa vie littéraire intitulée La Comédie humaine a montré, selon lui, la voie par laquelle peut être défini l'art du roman. Enfin, troisième attaque majeure, l'essayiste s'en prend à la littérature américaine qui a envahi le monde en général et l'Europe en particulier, imposant ses modèles d'écriture mais également ses méthodes de promotion et de distribution. Cette littérature qui fait pâmer d'admiration des millions d'adorateurs incultes, il la qualifie de télévisuelle, car elle ne s'appuie que sur une narration minimaliste qui néglige le style et qui s'appuie justement sur des promotions de grande échelle dans la diffusion mais de petite envergure dans la qualité littéraire. Richard Millet n'en est pas à son premier pamphlet du genre. Il avait déjà publié en 2005, Le Dernier Ecrivain et Harcèlement littéraire, dans lesquels il s'en prenait à de nombreux écrivains français actuels qui méconnaissent et malmènent leur langue. Il s'en prenait aussi à la domination du roman policier ou au succès de la science-fiction. Il reprend en 2007 ses attaques dans Désenchantement de la littérature en y mêlant des points de vue tranchés sur l'identité chrétienne de la France, ce qui lui valut d'être critiqué à son tour par les milieux intellectuels français. Né en 1953, il est lui-même romancier, inspiré notamment par sa Corrèze natale et l'écriture proustienne. Au-delà des positions philosophiques ou politiques de cet auteur, son essai montre que le roman est en crise dans toutes les littératures du monde. Mais il existe encore, fort heureusement, et en dépit de leur rareté, des textes qui sont des fulgurances qui réconcilient les lecteurs avec le vrai roman. * Richard Millet, «L'enfer du roman, réflexions sur la postlittérature», Gallimard, Paris, 2010.