Les événements évoluent au rythme de la révolution démocratique qui a chassé Ben Ali du pouvoir. Le peuple a gagné contre celui qui dirigeait le pays d'une main de fer depuis 23 ans, ouvrant ainsi une nouvelle page dans l'histoire de la Tunisie. C'est la fin d'une longue nuit d'oppression. Mais la rue et l'opposition ne crient pas encore victoire. Si Ben Ali est parti, il reste Fouad Mebazaa, Mohammed Ghannouchi, des symboles de l'ancien régime. Le premier est désigné président par intérim au titre de l'article 57 de la Constitution ; le second est chargé de former «un gouvernement de coalition nationale». Ainsi, la partie, pour l'opposition, ne fait que commencer tant le défi de la transition démocratique que doivent définir ensemble les personnalités les plus en vue de l'échiquier politique tunisien reste entier. De nombreux dirigeants politiques, les syndicats et les organisations de la société civile restent vigilants et maintiennent la pression. Que va-t-il se passer dans les heures à venir, alors que les éléments de la sécurité présidentielle, à l'instigation du parti de Ben Ali et de la famille Trabelsi, tentent de semer le désordre dans le pays ? L'opposition, avec ses diverses tendances, acceptera-t-elle de composer avec les caciques de l'ancien régime ? Bref, «la transition démocratique» ou plutôt le passage vers le nouveau régime risque de se faire dans la douleur. En l'absence d'une stratégie commune, l'opposition tunisienne est face à un défi historique. Elle est sommée d'être à la hauteur de cette révolution faite par un peuple longtemps opprimé. Il faut dire que le régime de Ben Ali a créé un vide politique et a laminé tous les partis. Le Premier ministre Mohammed Ghannouchi a entamé, hier, les consultations pour former un gouvernement de coalition nationale. Il a reçu les représentants de trois formations : le Parti démocrate progressiste (PDP), Ettajdid et le Forum démocratique pour le travail et les libertés. Les partis interdits n'ont pas été invités. La secrétaire générale du PDP, Mme Maya Jribi, a exprimé sa disponibilité à prendre part au nouveau gouvernement à la condition de «décréter une amnistie générale de tous les détenus d'opinion, de libérer le champ politique et médiatique, de créer les conditions politiques saines pour la tenue d'une élection présidentielle». Pendant les événements, ce parti n'a pas exigé le départ de Ben Ali, il s'est contenté d'appeler à une dissolution du gouvernement et à la tenue d'élections législatives anticipées, alors que la rue ne jurait que par la tête du président déchu. Certains observateurs locaux reprochent au PDP «d'être moins radical dans son opposition au régime». Cependant, la figure d'Ahmed Néjib Chabbi (67 ans), opposant historique à Habib Bourguiba, jouit d'une certaine crédibilité au sein de la classe moyenne tunisienne. En1987, Chabbi avait soutenu Ben Ali, avant de se retourner contre lui en 1991. Sa position modérée et son poids historique pourraient peser dans le rapprochement des forces politiques d'opposition. Une tâche pas si facile lorsqu'on sait que les farouches opposants au régime de Ben Ali ont placé la barre des revendications très haut. A leur tête, le chef du Congrès pour la République (CPR), Moncef El Marzouki, qui a fait corps avec la rue. Il est la figure la plus en vue en ce moment. De nombreux observateurs le présentent comme la figure politique qui pourrait diriger la nouvelle Tunisie. Dès le départ des événements, il a appelé, de son exil forcé, «à faire partir Ben Ali du pouvoir, le juger pour crime commis contre les Tunisiens assassinés lors des événements et pour corruption», à former un gouvernement d'union nationale sans les figures du régime avant d'aller vers une élection présidentielle. El Marzouki, qui compte regagner son pays demain au plus tard, appelle la rue à maintenir la pression. Même attitude chez l'autre opposant, Hamma Hammami (59 ans), porte-parole du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT) interdit. Vieux routier de l'opposition, Hammami a exclu toute idée de travailler avec les hommes de Ben Ali. Son épouse et militante des droits de l'homme, Radhia Nasraoui, a indiqué qu'«il est anormal de travailler avec ceux qui ont cautionné les dérives du régime de Ben Ali». Les organisations de la société civile – tels le Conseil national tunisien pour les libertés et le Syndicat général des travailleurs tunisiens – qui ont joué un rôle central durant les événements, eux aussi, voient mal comment se mettre autour d'une même table avec des symboles de l'ancien régime. «Le peuple s'est soulevé pour mettre un terme définitif à la dictature et tous les gens qui la portent», a déclaré le secrétaire général de l'UGTT, Abdesalam Jerad. Dans cette équation politique à plusieurs variables, l'inconnue islamiste dans la société tunisienne est à tout le moins quasiment invisible. Et lors des derniers événements, le grand absent. Pourtant, Rachid El Ghannouchi du parti Ennahda (interdit) a annoncé depuis Londres son retour au pays. En somme, la révolution démocratique traverse sa phase la plus critique. Aux forces démocratiques et sociales de porter le coup fatal au régime, dont la tête a été coupée par le peuple.