La chute du puissant président Zine El Abidine Ben Ali après 23 ans de règne sans partage, sous la pression de la rue, met les régimes arabes en état d'alerte. Conscients de leur large impopularité, de leur illégitimité et du ressentiment de leur société envers eux, les dirigeants arabes cherchent à se prémunir contre un scénario à la tunisienne. Tout en se précipitant pour déclarer leur soutien au peuple révolté et désormais révolutionnaire tunisien, les monarchies arabes se préparent d'ores et déjà à parer à tout éventuel effet de contagion. «La révolution tunisienne est le premier soulèvement populaire de ce genre qui parvienne à renverser un chef d'Etat dans un pays arabe. Cela peut se révéler une source d'inspiration ailleurs dans la région», estime Amr Hamzawi, du centre pour le Proche-Orient de la fondation américaine Carnegie. Pour lui, «les ingrédients que l'on trouve en Tunisie sont aussi présents ailleurs». Les sociétés arabes vivent toute dans la même situation que la Tunisie : peuples asservis, oppositions réprimées, droits bafoués, libertés confisquées, corruption généralisée, misère répandue… Ce constat est valable pour l'ensemble des régimes arabes. Du Maroc à l'Algérie, de l'Egypte à la Jordanie, on trouve ces ingrédients détonants. L'injustice sociale et le verrouillage politique ont généré des sentiments de répugnance, de dégoût et d'exaspération. Similitudes Les sociétés arabes, qui se sentent en totale déréliction, risquent de déverser leur colère dans la rue, comme l'ont bien fait les Tunisiens qui ont vécu sous un régime policier des plus durs depuis leur indépendance, en 1956. Rien n'est désormais impossible. Ce qui s'est passé en Tunisie montre que le changement peut venir des sociétés elles-mêmes et qu'aucun dictateur ne peut résister à la volonté d'un peuple uni dans sa révolte. «Nous espérons que ce qui arrive en Tunisie puisse se passer dans d'autres pays arabes où les dirigeants et les rois ont rouillé sur leur trône», commente le chef d'antenne d'une chaîne de télévision libanaise. Il n'y a donc plus besoin d'une démocratie héliportée à l'américaine pour libérer les peuples opprimés. Capacités de régénérescence «L'écho de cet événement, sans précédent dans le monde arabe, se fera entendre sans aucun doute dans plus d'un pays de la région», estimait le journal libanais An-Nahar dans son édition d'hier. Des Egyptiens se sont joints, vendredi au Caire, à un groupe de Tunisiens qui célébraient, devant leur ambassade, le départ du président Ben Ali, appelant de leur côté leur président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, à partir. «Ecoutez les Tunisiens, c'est votre tour les Egyptiens», scandaient les manifestants. En Jordanie, des milliers de personnes ont manifesté dans plusieurs villes pour protester contre le chômage et l'inflation, mais aussi réclamer la chute du gouvernement. En Algérie, des jacqueries ont éclaté dans plusieurs villes du pays, début janvier, sur fond de hausse des prix de produits de large consommation. Mais même si le message venu de Tunisie est perçu haut et fort dans le reste du monde arabe, son impact à court terme et les risques de contagion restent difficiles à évaluer dans l'immédiat. Les régimes autoritaires arabes ont prouvé qu'ils ont des capacités à s'adapter aux nouvelles donnes et à survivre au vent du changement. Des exemples méritent d'être soulignés. La révolte des Algériens en 1988, assoiffés de liberté, a été détournée et a permis au système politique de se régénérer en instaurant une démocratie de façade. En Syrie aussi, le printemps de Damas, en 2000, a été étouffé dans l'œuf. Contrairement au régime de Ben Ali, extrêmement fermé, en Algérie, au Maroc ou encore en Egypte, les régimes en place laissent des petites soupapes à la société civile et à l'opposition. D'autres, baignant dans le pétrole comme la Libye ou l'Arabie Saoudite, achètent carrément le silence de leurs peuples. Pour Claire Spencer, chef du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'institut Chatham House, à Londres, la possibilité que l'Algérie suive une évolution à la tunisienne «reste un grand point d'interrogation». Il est évident que la plupart des régimes arabes sont sous tension face à l'éventualité d'une contagion de la révolution tunisienne. Mais il est difficile de dire avec autant de certitude si un tel scénario peut se produire dans d'autres pays arabes. Quand la rue est investie, tous les scénarios sont envisageables… même les plus sombres.