La ville est une écriture, l'urbanisme son qalam. A quand un débat sur cette question ? Au Maghreb, comme dans le reste du monde méditerranéen, les sciences de création, d'organisation, de développement et de gestion de la ville ont été mises au point depuis l'Antiquité et sont restées efficientes jusqu'au XIXe siècle, dans la continuité, sans jamais connaître de crise notable, sinon celle de leur adaptation à des réalités nouvelles. C'est particulièrement le cas de l'Algérie, malgré un recul considérable dans la taille et le nombre des villes avec l'arrivée et l'instauration de la colonisation française. Au XIVe siècle déjà, Ibn Khaldoun parlait dans sa Moqadimma d'ikhtitat, mot traduit par Vincent Monteil par le terme «urbanisme», concept pourtant inventé au milieu du XIXe siècle en Europe. De nombreux textes, connus encore aujourd'hui, sur les règles de construction et de voisinage de la medina d'El Djazaïr aussi bien que ceux nous ayant valu l'admirable Pentapôle du M'zab, traitent de ces sciences de la ville qui savaient, à chaque fois que se posait un problème inédit, trouver sa solution et faire jurisprudence. Cette somme d'expériences n'a pourtant jamais été confrontée à la modernité pour montrer sa capacité à la contenir. La colonisation est venue brutalement nous imposer son modèle de ville et son urbanisme. Savoirs et savoir-faire ont été alors rapidement perdus pour cause d'obsolescence décrétée pour finir par disparaître des pratiques opératoires, ne subsistant plus que comme traités oubliés ou paradigmes perdus. Aujourd'hui encore ! A l'indépendance, le choix du modèle de ville n'a pas fait débat. Les lois françaises en usage, dans ce domaine comme dans tous les autres, avaient été reconduites. Le tout jeune pouvoir algérien a effacé l'épaisseur de l'histoire urbaine pour cause essentiellement d'absence en son sein, pour ne pas dire l'élimination, d'une élite urbaine éclairée (mais ceci est un autre débat…). Il voulait favoriser l'éclosion d'une société moderne s'épanouissant dans un cadre urbain issu des sources identifiées de cette modernité : le monde occidental, en général, avec cependant deux variantes en découlant directement, la fascination française et «l'évidence» des «expériences réussies» des ex-pays de l'Est, envoyant en masse leurs ingénieurs, architectes et urbanistes nous «prêter main forte» (cette expression est de Abderrahmane Bouchama). Clairement. Il a donc choisi sans état d'âme et sans débat, par méconnaissance des choses ou par facilité d'usage, c'est à voir, dans tous les cas persuadé d'avoir tracé la voie pour hisser la société algérienne au niveau de celles dites «avancées». Les mutations que les sociétés européennes en général, française en particulier, venaient de connaître, en adoptant la Charte d'Athènes comme modèle de création de nouvelles productions urbaines, censées être les seules capables de répondre aux besoins énormes de la reconstruction, allaient fatalement nous parvenir, in extremis, en septembre 1960. Le pouvoir colonial venait de voter le Plan de Constantine. Des lois introduisaient l'urbanisme des ZUP (Zone d'urbanisation prioritaire) et des PUD (Plan d'urbanisme directeur) en France. Elles furent étendues à l'Algérie pour trouver un cadre juridique adéquat afin d'y généraliser aussi ce qu'on appelait désormais «les grands ensembles». En l'absence d'un Code de l'urbanisme, jamais élaboré, juste réadapté régulièrement à chaque occasion, en peau de chagrin, pour devenir aujourd'hui oublié de tous, notre pays a ressuscité le 5 juillet 1962 avec cette manière de faire la ville, devenue désormais unique depuis. Il ne s'en sépara plus jamais, alors que les mêmes lois étaient abandonnées, en France même, dès 1968, devant les ravages sociaux constatés et les malaises évidents de la vie dans ces grands ensembles. Au contraire, dès le milieu des années soixante-dix, nous avons renforcé cette législation par la mise aux normes (algériennes ? Même pas !) de la ZHUN (Zone d'habitat urbain nouvelle), avatar de la ZUP. Nous avons ainsi abandonné définitivement toute autre forme de production de la ville, recalant le Lotissement, éternel instrument de fabrication raisonnée de toute forme et toute taille d'agglomération, au stade du folklore, utilisé uniquement pour servir de cadre à un autre écart de conduite, véritable crime qui a fini par défigurer tous nos lieux de vie : l'autoconstruction. Tous nos maux viennent de là. En 1990, lorsque nécessité se fit de revoir ces lois, nous avons troqué la ZHUN contre le POS (Plan d'occupation des sols) et le PUD contre le PDAU (Plan directeur d'aménagement et d'urbanisme), mais nous n'avons rien concédé de cette machine à broyer notre bonheur à vivre en ville. Nous ne savons plus, depuis 1960, construire des logements collectifs sans les mettre dans des immeubles isolés, en barre ou en colonne, distribués par des voies (primaires, secondaires tertiaires), entourés d'équipements de première ou seconde nécessités. Nous ne savons plus ce qu'est une rue, une place. Nous croyons que nous produisons des «espaces verts», lorsque nous ne faisons que créer des terrains vagues, sans limites précises ni destinataire désigné, envahir les alentours de nos immeubles, livrés à la déprédation et aux ordures. Nous ne cessons de clamer que notre patrimoine (lointain et proche) est riche d'ambiances urbaines, d'une urbanité que nous sommes tellement tentés de retrouver et de reproduire, mais que nous sommes pourtant incapables de restituer. Il y a un grand décalage entre nos désirs et la réalité de notre production. Il faut s'atteler rapidement à gommer ce décalage. Comment ? Tout est dans cette question. Afin de parvenir à formuler des hypothèses de travail pour abonder dans ce sens, il y a un certains nombres de mises en place incontournables qu'il nous faut imposer au débat. La première est l'autorité. Les ravages du marasme urbain se sont étendus bien évidemment à sa gestion. Le fractionnement des programmes de construction a conduit à la multiplication des centres de décision. D'autres réalités (politiques, sécuritaires…) sont venues enfoncer ce marasme et compliquer la situation. Or, il ne peut y avoir de développement urbain harmonieux sans régler la question épineuse de son Autorité, unique, imposant la concertation préalable puis la décision incontestable comme seul mode de gouvernance urbaine. La politique urbaine, en Algérie, est avant tout autre considération victime de la multiplication des centres de décision. Trop d'autorités effacent l'Autorité, en urbanisme plus qu'en toute chose. La seconde est le savoir. Nous venons de passer en revue, très sommairement, les éléments ayant poussé historiquement à la réalité que nous subissons. Nous avons mis en avant la question des savoirs et des savoir-faire. La production (ou restitution) des connaissances et des compétences, accompagnant le Pouvoir unique sur la ville doit être son seul et unique point de référence. La science est seule en mesure de nous offrir des alternatives. La troisième est l'urbanité. Elle doit être le premier souci de toute politique urbaine. Si la vie en ville tend constamment vers une dégradation de son cadre de vie, ses gestionnaires se doivent d'arrêter tout programme en cours et revoir leur politique. C'est notre cas, aujourd'hui, et pourtant, nous continuons de foncer sans même être tentés de regarder la vérité dans les yeux de nos citadins, égarés dans les nouvelles cités, sans repères, ni orientations pour les guider. La quatrième est l'urbanité. L'urbanité ne peut émerger que dans une ambiance nationale où la ruralité a un sens. C'est le problème de tous les pays du tiers-monde. Si le cadre de vie de la campagne garde comme seul modèle de référence le confort urbain (en clair, si la campagne aspire à ressembler à la ville), la ville devient une attraction supplémentaire pour les ruraux. Ainsi, tout développement urbain peut se voir soumis à des tensions insoutenables, jusqu'à en annuler les effets, par la seule tendance des habitants de la campagne à vouloir s'entasser en ville pour y chercher le confort de vie qu'ils n'ont pas chez eux. Et ce, de toutes les façons possibles, y compris en érigeant des bidonvilles. La politique de l'habitat rural (et non du logement !), au regard de la recherche de cette ruralité (à retrouver), est une urgence cruciale, essentielle. La ruralité est une qualité de vie, ce n'est pas une compensation inventée pour empêcher les ruraux d'aller vivre en ville. Enfin, la cinquième mise en place nécessaire est la mobilité, élément crucial dans la gestion et le développement urbains. Les derniers investissements publics l'ont considérablement élargie. Il faut la mobiliser au mieux pour permettre de lui faire jouer le rôle qu'elle peut dans la maîtrise du développement urbain. Ce sont là, à mon sens, quelques éléments d'un débat national sur l'urbanisme. Elles sont juste indicatives pour lancer la grande discussion si attendue par tous. Elle tarde à venir pendant que notre pays s'enlaidit de jour en jour sans même répondre aux besoins de ses habitants.