Entre les charmes touristiques de Sidi Boussaïd et le mal-vivre de Sidi Bouzid, il y a toujours eu une fracture sociale. Dans cette contrée à vocation agropastorale, le niveau de vie est largement inférieur à celui de la région du Sahel, arrosée par la manne touristique, bien qu'affectée sensiblement par la crise mondiale. Ici, à trois heures de route de la capitale, la banlieue ressemble trop aux quartiers d'El Harrach, El Hamri ou Oued El Had. Les gens aussi. Depuis le 17 décembre dernier, le quartier En Nour Ouest est brutalement sorti de l'anonymat, après le geste désespéré du jeune Mohamed Bouazizi et le soulèvement de la population. La suite des événements on la connaît. La révolte torrentielle de tous les «Sidi Bouzid» va produire la révolution et emporter sur son passage Ben Ali et sa famille maffieuse, en attendant d'emporter le puissant appareil du RCD. Mohamed était apolitique. Ce n'était ni un prophète ni un aliéné, juste un Monsieur Tout-le-monde, selon les standards très modestes de la ville de Sidi Bouzid. C'était un «zawali», supporter du club local de football et un fan de Tarek Diab. Un jeune homme que le destin impitoyable a chargé de responsabilités trop lourdes : soutien d'une famille de sept membres, orphelin de père, et dont les filles ont besoin d'argent pour payer leurs études. Son histoire, telle que racontée par sa famille et ses amis du quartier, a commencé voilà sept ans, à l'âge où il a dû abandonner ses études, à quelques mois du bac, pour subvenir aux besoins des siens. Faute de mieux, Mohamed, «Besbous», comme on aimait à l'appeler, tirait chaque jour sa charrette sur plusieurs kilomètres, pour atteindre le centre-ville et vendre ses fruits achetés à crédit au marché de gros. Il se faisait 10 à 15 dinars/j (60 à 90 dinars algériens environ), qu'il partageait avec son créditeur, à peine de quoi survivre dignement. Mohamed se faisait beaucoup de soucis pour sa famille. Comme un personnage des romans de Victor Hugo, il était très sensible aux autres, aux siens surtout, et assez humble pour se priver et se sacrifier pour sa famille, raconte Basma, la benjamine de ses sœurs, avec une voix marquée par une profonde tristesse. Au domicile familial, une maison modeste avec un minimum de meubles et de commodités, les membres de la famille Bouazizi continuent à accueillir les proches venus présenter leurs condoléances. L'humiliation de trop C'était un vendredi matin. Une femme en uniforme descend du véhicule du service de contrôle réglementaire de la municipalité (une sorte de police de la réglementation) et interpelle Mohamed, tentant de lui soustraire sa marchandise en invoquant l'interdiction de vente. Mohamed oppose de la résistance, ce qui lui vaut des insultes et enfin une gifle qui fera très mal. «Quand un homme est giflé ou humilié d'une quelconque manière par une femme, on lui met une robe, c'est comme ça qu'on voit les choses ici au Sud», explique Basma. Piqué dans son amour-propre, il fera d'abord tout pour récupérer sa maigre marchandise. Au commissariat d'abord, puis à la municipalité, personne ne veut l'écouter ; il tente de trouver une oreille plus haut, au siège de la wilaya, mais toujours en vain. En dernier recours, il se dirige vers la quincaillerie la plus proche, s'achète une bouteille de déliant et revient devant le portail de la wilaya, monte sur sa charrette et tente d'attirer l'attention en menaçant de se suicider. Devant l'indifférence glaciale de ses vis-à-vis, il s'asperge du liquide dangereux et tire sur l'allumette pour se transformer en un clin d'œil en torche humaine. Il était déjà mort Brûlé au troisième degré, il sera transporté à l'hôpital de la ville, un véritable mouroir, qui ne pourra d'ailleurs pas l'accueillir faute de moyens. Bouazizi séjournera au CHU de Sfax et ensuite au centre des brûlés de Benarous, où il sera déclaré mort le 5 janvier. Ses amis du quartier sont convaincus et jurent par tous les saints qu'il était déjà mort dans l'ambulance qui le transportait à Sfax, tout le reste n'est que mise en scène destinée à absorber la colère de la rue. Une rue qui a bougé l'heure suivant le coup d'allumette, puisqu'un rassemblement va avoir lieu devant le siège de la wilaya, tenu par la famille et les amis de la victime pour exiger réparation et jugement des responsables du suicide. Aucun responsable ne tiendra rigueur de ce «chahut», en revanche des policiers viendront réprimer violemment «les fauteurs de troubles» et les disperser. Le lendemain, un samedi, était un jour historique, poursuit Hamza, l'un de ses amis proches. Les populations, y compris celles venues des régions voisines pour le marché hebdomadaire, se sont dirigées spontanément vers le siège de la wilaya, la première manifestation venait de commencer. «Nos mots d'ordre se limitaient au chômage, on demandait aussi l'arrêt des dépassements de la part de la police. Pour toute réponse à notre action pacifique, nous avons eu droit à un déluge de bombes lacrymogènes et à un passage à tabac», raconte encore Hamza. Les autorités ont dépêché, en effet, un renfort monstre de brigades opérationnelles de la police (BOP), mobilisé des quatre coins de la région. S'ensuivirent arrestations et violations des domiciles, à la recherche de manifestants identifiés. «Notre seule chance, c'était Facebook sur lequel beaucoup d'internautes vont balancer des vidéos des violences policières et montrer le vrai visage du régime », explique Hamza. Que de similitudes avec les jeunes Algériens Les émeutes vont se répandre comme une traînée de poudre dans les villes et villages, jusqu'à submerger le potentiel de la machine répressive. Le quartier En Nour sera aux premières lignes du front. D'ailleurs beaucoup seront emprisonnés ou blessés. C'est le cas d'un jeune du même nom, Hamza (14 ans) qui subira la torture durant toute une nuit dans un commissariat à Sfax où il a été transféré avec d'autres. Madjid, quant à lui, a perdu un œil, touché par une bombe lacrymogène. Walid, la trentaine, un bonnet aux couleurs de l'AC Milan en couvre-chef, prend la parole : «Notre ami Mohamed, que Dieu accepte son âme, est une goutte dans un océan de misère. On est tous comme lui. A côté, il y a une famille de cinq filles, toutes diplômées, mais elles sont toutes sans emploi. Moi-même je suis chômeur depuis 10 ans, je suis avocat de formation (il exhibe son diplôme qu'il garde dans la poche arrière de son jeans), et il m'arrive d'avoir des idées de suicide.» Pourtant, le pouvoir se gargarisait de ses remèdes miracle contre le chômage. La banque de solidarité (dispositif d'aide a la création d'entreprises de jeunes en Tunisie) exige deux conditions inaccessibles pour la plupart, s'indigne Madjid : le candidat doit avoir le père employé à la fonction publique et participer à hauteur de 20% dans le montage financier. Le métier d'indic est aboli La question semble piquer tout le groupe de jeunes du quartier, qui font les vigiles au coin de la rue et filtrent le passage des véhicules. Walid reprend encore : «Moi-même je remplis ces conditions et j'ai déposé un dossier, mais je n'ai pas eu de réponse pendant des mois. Quand je suis parti me plaindre de la lenteur de la procédure, ils ont appelé la police.» «Ce qu'on ressent d'abord, c'est la liberté de parole retrouvée, c'est le premier acquis de notre révolution. Je n'ai jamais parlé aux journalistes et voilà que je le fais maintenant», affirme Fawzi avec une voix remplie de bonheur. Avant le 14 janvier, les journalistes qui s'aventuraient dans ce quartier étaient arrêtés tout de suite. «Nous avons un voisin qui travaille comme mouchard, il appelle systématiquement la police s'il voit un journaliste s'introduire chez les Bouazizi.» A l'évocation du sujet, chacun veut étaler sa liste des collaborateurs qu'il connaît et les mêmes noms reviennent. Le système policier repose sur une armée d'indicateurs qui ont fait la réputation de la Tunisie. «Nous nous sommes occupés d'eux et maintenant ils sont terrés chez eux comme des rats. Incha Allah, il n'y aura plus d'indicateurs en Tunisie», proclame fièrement Hamza. Mais tous les Tunisiens ne sont pas des mouchards ou des corrompus, au contraire. Zaïd, la cinquantaine, lui-même contrôleur comme la policière qui a poussé Mohamed au suicide, tient à le souligner : «Ma collègue a certes appliqué la loi, mais son intervention était dénuée d'humanisme, voilà son erreur. Les contrôleurs ne sont pas tous comme elle, comme les flics ne sont pas tous mauvais.» A quoi acquiescent les jeunes. En observateur averti, Zaïd s'insurge également contre les tentatives de récupération : «Mohamed Bouazizi est le fils du peuple, il n'appartient a aucun parti, personne n'a le droit de récupérer son nom, sa mémoire» La maman éplorée regrette, quant à elle, qu'aucune radio ni chaîne de télévision nationale ne soit venu à Sidi Bouzid. Devant les nombreux journalistes de la presse étrangère, elle répète inlassablement : «Je souhaite que la mort de mon fils ne soit pas vaine et continue à irriguer le changement partout en Tunisie, en Algérie en Libye et partout.» La révolution déclenchée par son fils lui sert efficacement pour faire son deuil. Désormais, elle est sur un nuage, comme tout le peuple tunisien, qui regarde le monde d'en haut.