Avec ses 19 ans sous état d'urgence, l'Algérie est l'un des six pays à vivre avec des lois d'exception, la Tunisie venant d'adhérer au club, mais pour quelque temps. Utilisé comme parade stratégique pour un problème conjoncturel, l'état d'urgence est devenu un mode de vie que la majorité des Algériens refuse. Un groupe de militants, syndicats et organisations, préparent à ce titre à un grand rassemblement pour la mi-février, date anniversaire de l'instauration de l'état d'urgence, pour réclamer sa levée. Va-t-on enfin en finir ? L'état d'urgence se réinvite sur la scène des débats politiques en ce début d'année. Pas seulement à l'approche de sa date anniversaire (début février). Emeutes, rassemblements et marches interdits, arrestations, tentatives d'immolation par le feu : ce mois de janvier aura été celui de la contestation certes, mais aussi celui de la persistance du rejet par les autorités de toutes ses formes d'expression. Elles invitent au dialogue en condamnant la violence puis interdisent toute expression pacifique pour tenter d'imposer le silence. Impasse communicationnelle pour une société qui n'arrive plus à contenir ses revendications. Pour en sortir, la levée de l'état d'urgence est de plus en plus évoquée comme ultime solution. Changera-t-elle précisément la vie politique algérienne et plus globalement le quotidien des citoyens ? Pour beaucoup, la question ne mérite pas d'être posée tant la réponse est évidente : «La levée de l'état d'urgence ouvrira le champ politique et médiatique à coup sûr.» Une marche pour l'exiger est d'ailleurs prévue à Alger, la mi-février (la date sera fixée aujourd'hui), organisée par une coordination regroupant la Ligue de défense des droits de l'homme (LADDH), des syndicats, des partis et des indépendants. Et ce n'est pas la seule initiative, le MSP vient lui aussi, d'après les déclarations de son vice-président Abderezzak Makri, d'entamer des négociations avec les deux autres partis de l'Alliance présidentielle, le RND et le FLN, en vue de les convaincre de demander, eux aussi, la levée de l'état d'urgence. «Cette ambiance de contestation généralisée nous interpelle depuis le début du mois, nous discutons donc avec le FLN et le RND pour qu'ils nous rejoignent sur cette question», a expliqué Makri. Et d'ajouter : «La levée de l'état d'urgence est impérative pour ouvrir le champ politique.» Kassa Aïssi, porte-parole du FLN, voit les choses autrement, l'état d'urgence, selon lui, «ne dérange en rien la vie politique algérienne». Contacté par téléphone à son tour, le RND, qui affiche depuis des années son opposition à la levée de l'état d'urgence, n'avait, hier, pas d'avis à donner sur la question. Lente dérive Les divergences politiques sur cette éventuelle levée persistent depuis près de dix ans, les militants de défense des droits humains, de leur côté, ne cessent de réclamer son abrogation depuis la relative accalmie sécuritaire. L'état d'urgence a été instauré par décret présidentiel le 9 février 1992 «pour restaurer l'ordre public et mieux assurer la sécurité des personnes et des biens» face à la menace insurrectionnelle pour une durée d'un an. 19 ans plus tard, il n'a toujours pas été levé malgré les annonces d'éradication du terrorisme. En 2002 déjà, le général Larbi Belkheir avait estimé «qu'il serait bien de lever cette mesure», tout comme le général de corps d'armée Mohamed Lamari, ex-chef d'état-major, qui expliquait, quelques mois plus tard : «Nous n'en avons plus besoin.» Les autorités civiles, de leur côté, tiennent paradoxalement le discours contraire : «Nous en avons encore besoin», affirmait en 2004 Ahmed Ouyahia, chef de gouvernement. La position officielle n'a pas changé depuis. Mise sous tutelle de la justice par l'Exécutif, fermeture du champ politique et médiatique, tortures, libertés collectives et individuelles entravées et incohérences dans les positions politiques, tous ces problèmes de l'Algérie d'aujourd'hui semblent renvoyer aux restrictions effectuées sous couvert de cet état d'urgence. «Avec la création du conseil supérieur de la magistrature en décembre 1989, la justice devenait autonome, l'instauration des trois cours spéciales en octobre 1992 a cassé cette initiative», explique l'avocat Ali Yahia Abdenour, président d'honneur de la LADDH. Et d'ajouter : «Les arrestations par voie administrative et non par voie juridique, et les terribles tortures qui se sont enchaînées à cette période ont été déterminantes pour la justice. Même après la suppression de ces cours spéciales contrôlées par le régime, leur mode de penser et d'action s'est étendu à tous les tribunaux.» L'état d'urgence se confond par certains aspects à l'état de siège : l'Assemblée mise à l'écart et l'inutilité d'un wali pour réquisitionner l'armée afin d'assurer la sécurité dans certaines régions, comme le stipule l'arrêté du 25 juillet 93. Après la dérive du judiciaire vers l'administratif, le sécuritaire semble avoir cédé sa place à la politique. Qu'en pense le premier magistrat du pays et chef suprême de forces armées ? En 1999, le président Bouteflika l'avait résumé ainsi : «L'état d'urgence est une question politique qu'il faut régler dans un cadre politique.» Comprenne qui pourra.