Comment sauver la «révolution» en Tunisie ? C'est là une question primordiale à laquelle devraient répondre les actuels dirigeants ainsi que l'élite d'un pays qui commence petit à petit à se remettre des violentes manifestations qui ont fait plus de 78 morts. Entre le calme et la grogne de la population le pays vacille et l'annonce de la composition d'un gouvernement d'union nationale ne semble pas avoir apaisé les esprits tant la situation risque de basculer à tout moment à la lumière des déclarations des opposants notamment. Cette révolte a causé 3 milliards de dinars (1,6 milliard d'euros) de pertes à l'économie, soit environ 4% du produit intérieur brut (PIB) de la Tunisie, qui s'est élevé en 2010 à 39,6 milliards d'euros. Et elle a entraîné une perte de 2 milliards de dinars en raison de la paralysie des activités intérieures, et de 1 milliard de dinars à cause de l'arrêt des exportations. L'activité touristique, qui représente 6,5% du PIB et emploie 350 000 personnes, est totalement à l'arrêt, depuis l'évacuation précipitée de milliers de vacanciers ces derniers jours. Une coalition transitoire vite ébranlée La colère de manifestants, hier au centre de Tunis, contre le gouvernement de transition de Mohammed Ghannouchi n'a pas tardé à avoir des conséquences sur la coalition de transition vite ébranlée par le retrait des représentants de la centrale syndicale de tunisienne, l'UGTT, qui a affirmé qu'elle «ne reconnaissait pas le nouveau gouvernement». Par ailleurs, les syndicalistes siégeant au Parlement et à la Chambre des conseillers (Sénat), ont également démissionné, alors que la centrale syndicale s'est également retirée du Conseil économique et social. En dehors de la capitale, d'autres villes comme Sfax, Sidi Bouzid ou encore Regueb et Kasserine, toutes les quatre secouées par les violents heurts de la semaine dernière, ont vécu des manifestations rassemblant plusieurs milliers de personnes qui exigeaient l'exclusion des ministres issus du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti du président déchu Ben Ali. Le discours de Ghannouchi n'a pas été du goût des manifestants, qui voyaient en la liste communiquée le maintien des anciens dictateurs, notamment Ahmed Friaâ qui dirigeait la police pendant la dernière semaine des émeutes, de haute trahison. «Comment voulez-vous croire en ces gens ? Ce sont toujours les mêmes que sous Ben Ali !», s'écrie un jeune cadre, avant d'être obligé de fuir sous les jets des canons à eau, avenue Bourguiba, à Tunis. Lundi, bien avant l'annonce du gouvernement, plus d'un millier de personnes au centre de Tunis criaient furieux : «C'est comme si Ben Ali était encore là ! On veut un nouvel Etat avec des gens neufs !» «Les gens de ce gouvernement n'ont jamais eu le courage de dire assez à Ben Ali», disait un jeune chômeur à la presse. L'élite dénonce la mascarade A Paris, l'opposant Moncef Marzouki, qui s'est déjà porté candidat à la prochaine élection présidentielle, a dénoncé «la mascarade» de ce gouvernement de transition. La télévision nationale lui emboîte le pas, sur un ton soudain devenu révolutionnaire. «L'intifada continue ! Le peuple est puissant !» est sa nouvelle devise. Ghannouchi, chargé de former le gouvernement, avait reconduit à leurs postes pas moins de six ministres de Ben Ali dont les plus importants sont les ministères de l'Intérieur (Ahmed Friaâ), de la Défense (Ridha Grira), des Affaires étrangères (Kamel Morjane) et des Finances (Ridha Chalghoum). Côté ouverture, trois opposants entrent dans le gouvernement tunisien : Najib Chebbi (Parti démocratique progressiste) nommé ministre du Développement régional, Moustapha Ben Jaafar (Forum démocratique pour le travail et la liberté) nommé ministre de la Santé, et Ahmed Ibrahim (Parti Ettajdid) nommé ministre de l'Enseignement supérieur. Le nouveau gouvernement va s'atteler à gérer la transition et surtout à préparer les prochaines élections présidentielle et législatives, a tenu à dire d'emblée le Premier ministre, qui a fixé la présidentielle dans six mois au plus tard. Outre ces opposants, deux figures emblématiques de la société civile ont fait leur entrée dans le gouvernement : le blogueur Slim Amamou, qui occupe désormais le poste de secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports, et la cinéaste Moufida Tlatli, nommée ministre de la Culture. Sur sa lancée, il a annoncé la suppression du ministère de l'Information et «la liberté totale de l'information», comme il a promis la libération de tous les prisonniers d'opinion et assuré que tous les partis politiques qui le demanderaient seraient légalisés «dans l'immédiat». Mais désormais, c'est vers de nouvelles élections que va la Tunisie et Ghannouchi promet un scrutin «libre, transparent, contrôlé par une commission indépendante et des observateurs internationaux», a-t-il dit, soulignant que «tous les partis seront autorisés à participer aux élections, à égalité de chances». Sur ce chapitre, le mouvement islamiste tunisien Ennahda dit ne pas «avoir de candidat à la présidentielle», mais veut participer aux législatives, estimant qu'«il n'y aura pas de transition démocratique sans Ennahda». Voulant certainement se disculper, Ghannouchi a révélé dans une interview ses derniers mots qu'il aurait dits à Ben Ali, quelques minutes avant son départ. «Je lui ai dit que la situation était explosive, grave. Et que cette situation était dictée par des corruptions, du despotisme, de l'enrichissement illicite de son entourage. Je n'ai jamais fait de la complaisance avec le Président. J'ai toujours été sincère pour lui faire part des difficultés», explique-t-il, avant de confier qu'il a «plusieurs fois eu envie de démissionner». Par contre, il n'a pas hésité à enfoncer la belle-famille du Président (Trabelsi), qui «était aux commandes». «Il y a eu un changement important qui s'est produit à cause de l'enrichissement illicite de la part de son entourage», a-t-il dit en référence à la famille Trabelsi, qui avait mis au point un système basé sur la corruption. Les faux-fuyants de Ghannouchi Certainement acculé et pris de vitesse par la tournure des évènements, le Premier ministre, lui-même issu du RCD, a tenté de «laver» les ministres de son parti maintenus en déclarant qu'ils ont toujours agi pour «préserver l'intérêt national», justifiant qu'«ils ont gardé leur porte-feuille parce que nous avons besoin d'eux dans cette phase» de construction démocratique. De l'Egypte, où il participe à un sommet économique arabe, le ministre des Affaires étrangères, Kamel Morjane, qui avait gardé aussi son poste, a tenu à dire que «ce gouvernement de transition n'est que provisoire et a pour mission de s'attaquer aux problèmes économiques à l'origine des émeutes et de préparer des élections pluralistes». Néanmoins, face au rejet, des voix des élites se sont élevées pour faire remarquer que Ghannouchi n'a pas «de sang sur les mains», soulignant qu'«il assure une simple transition et que c'est acceptable, car la Tunisie vit un moment délicat, les acquis de la stabilité qui ont fait le succès économique du pays ne pouvant être jetés aux orties». De la révolte de la rue, il faut comprendre que le peuple tunisien a compris les enjeux des politiciens et ne veut en aucun cas être une nouvelle fois berné. C'est pourquoi d'ailleurs des milliers de personnes sont sorties pour exiger le départ des anciens dirigeants ainsi que l'abolition du parti RCD. La nomination du nouveau gouvernement ne les a pas «surpris» et c'est pour cela que des voix se sont élevées pour dire qu'en dehors de la fuite de Ben Ali rien n'a changé. Il est vrai qu'avec six ministres du RCD, la nouvelle coalition de transition ne pourra que se plier «à la majorité» et à son influence. Sur le terrain, l'armée tente toujours de rétablir l'ordre. Les combats entre les soldats et des éléments de la garde présidentielle fidèles à l'ex-président Ben Ali ont repris lundi à l'heure du déjeuner au palais présidentiel de Carthage. Dans les banlieues résidentielles de la Marsa et de Sidi Boussaïd, des comités de quartier ont été débordés par les milices très entraînées de l'ancien président. Les forces de l'ordre ont arrêté lundi un autre très riche gendre de Ben Ali, Slim Chiboub, qui a été autorisé à s'envoler pour le Qatar, moyennant des renseignements qu'il a fournis à l'armée et que celle-ci prend au sérieux. Il aurait révélé que de nombreuses voitures bourrées d'explosifs étaient disposées dans la ville. L'armée les recherche activement. De plus en plus de responsables à Tunis estiment que M. Ben Ali a préparé ce chaos avant son départ, en espérant revenir plus tard. L'ex-président en exil en Arabie Saoudite et interdit de toute déclaration et activité politique semblerait tirer encore les ficelles. Des informations non confirmées laissent entendre que la milice qui a tenté de provoquer le chaos après sa chute agissait sous ses ordres à partir de Djeddah. En attendant, nombre de rumeurs crèvent comme des bulles. Ainsi celle de Leïla Ben Ali qui aurait quitté le pays avec 1,5 tonne d'or ponctionnée à la Banque centrale de Tunisie. «L'or du gouvernement tunisien est conservé à Washington, dans les coffres de la Réserve centrale américaine, à Fort Knox», assure le professeur Mahmoud Ben Romdhane, un économiste tunisien renommé. Cependant, les comptes et le patrimoine de Ben Ali commencent à être examinés. Actifs bancaires, propriétés immobilières, la fortune du chef de l'Etat déchu est immense. Une vaste opération de contrôle de ces avoirs a commencé et deux ONG anticorruption s'apprêtent à porter plainte à Paris.