Avant de donner quelques éléments de réponse à cette question large et profonde, il me faut expliquer pourquoi j'ai mis «Algérie» et «intelligente» entre guillemets. Par «Algérie», il faut entendre aussi bien les gouvernants que les gouvernés. Beaucoup considèrent, en effet, qu'un pays n'est constitué que de ceux qui le gouvernent et oublient que les peuples ont aussi une part à jouer. Par «intelligente», il ne faut surtout pas comprendre que je pense que les Algériens sont plus intelligents — au sens couramment donné à ce terme —, mais plutôt intelligente au sens donné à ce terme dans «intelligence économique» ou «intelligence politique», c'est-à-dire la capacité à prévoir les événements et non à les subir, à évaluer la situation et à agir pour corriger les erreurs commises dans le passé.En d'autres termes, la question sera donc la suivante : l'Algérie sera-t-elle capable de tirer les leçons du passé récent au Maghreb et au Machreq (donc à tirer les leçons de l'histoire), d'analyser la situation de façon réaliste (donc analyser le présent), prévoir l'avenir (à partir de l'étude du passé et du présent) et prendre les mesures nécessaires pour corriger le tir. Pour répondre à cette question, il nous faut examiner cette «intelligence» des deux côtés de la pièce de monnaie : du côté des gouvernants et du côté des gouvernés. L'Algérie côté gouvernants La question que se posent beaucoup d'observateurs nationaux et internationaux aujourd'hui est la suivante : que pensent les gouvernants algériens des événements qui se sont déroulés et qui continuent de se dérouler en Tunisie, Egypte, Yémen, Jordanie, etc ? Pensent-ils que la situation de ces pays, plus ou moins proches géographiquement, est la même que celle qui prévaut dans ces pays ou est-elle différente, et si oui, dans quelle mesure ? En troisième lieu, vont-ils attendre que la population se manifeste et exprime des revendications ou vont-ils aller au-devant de ces revendications et apporter les changements politiques et économiques nécessaires et éviter ainsi les soubresauts intervenus dans ces pays ? En un mot, les gouvernants algériens vont-ils faire preuve de plus «d'intelligence» au sens défini ci-dessus ? Pour répondre à cette dernière question — qui inclut toutes les autres —, il faut examiner les deux défis auxquels les gouvernants algériens sont confrontés aujourd'hui : les défis politiques et les défis économiques. Concernant la situation politique, les gouvernants doivent répondre à une revendication majeure des gouvernés : la liberté pour les partis politiques et les corps constitués d'exprimer leurs opinions. La situation actuelle — qui dure depuis l'instauration de l'état d'urgence en 1992 — est, en effet, caractérisée par le fait que ces partis n'ont pas la possibilité (en raison précisément de l'état d'urgence) d'exprimer leurs idées dans des débats et démarches pacifiques. Par ailleurs, il n'y a aucun mécanisme réel de dialogue entre les gouvernants et les gouvernés en dehors des assemblées dites «populaires» au niveau communal (APC), au niveau régional (APW) et au niveau national (APN), assemblées qui, en réalité, n'ont rien de «populaire» et ne représentent qu'elles-mêmes. En outre, s'il y a une séparation de droit entre les trois pouvoirs — l'exécutif, le législatif et le judiciaire —, la réalité est qu'une grande confusion existe entre ces trois pouvoirs, et on assiste à une intervention fréquente d'un pouvoir dans l'autre. Concernant la situation économique, deux phénomènes dominent depuis plusieurs années : le phénomène inflationniste et le problème du chômage. L'inflation, qui dure depuis les années 1990, et qui est devenue galopante au cours de ces dernières années dans toutes les catégories de biens, a eu tendance à ronger le pouvoir d'achat des citoyens, non seulement de la couche la plus déshéritée, mais aussi de la couche moyenne. Les citoyens qui touchent le SMIG n'arrivent pas à assurer plus d'une semaine de leurs dépenses mensuelles de base. A cela, il faut ajouter le phénomène du chômage qui vient aggraver la situation. Entre le chiffre officiel de chômage (supposé tourner autour de 10%) et la réalité sur le terrain (un chômage atteignant pour certaines catégories sociales comme les intellectuels plus de 30%), il y a un grand fossé. En outre, depuis plusieurs décennies, les universités déversent chaque année sur le marché du travail des milliers de «chômeurs intellectuels» sans espoir, parfois même sans rêve, de trouver un emploi un jour. Ces chômeurs utilisent alors tous les moyens à leur portée pour survivre : activités informelles, harga, émigration plus ou moins officielle, et autres activités encore plus dégradantes. Cette situation économique et sociale, si on y ajoute la situation politique décrite ci-desus, ne peut que déboucher sur une frustration de la population et le sentiment d'être inutile à la société (se référer au phénomène récent des immolations par le feu et autres moyens). C'est cette frustration, accumulée pendant des années d'incompréhension et de manque de dialogue, qui a entraîné les débordements récents au Maghreb et au Machreq. Pour résoudre ces problèmes d'ordre politique et économique, les gouvernants algériens doivent entreprendre des réformes structurelles dans les deux domaines. Sur le plan politique, il s'agit d'instituer un dialogue entre les gouvernants et les gouvernés et de recréer la confiance perdue de la population envers ses institutions. Sur le plan économique, il faut lutter contre le phénomène de l'inflation rampante et galopante et de créer une économie de création d'emplois, et non une économie de simple consommation. L'Algérie côté gouvernés Il faut tout de suite dire que croire que les changements institutionnels et les réformes économiques que les gouvernés demandent se feront en un temps record est un leurre. Et les gouvernés ne sont pas dupes et en sont pleinement conscients. Ce qu'ils demandent, en réalité, ce n'est pas que leurs besoins soient satisfaits tout de suite, mais qu'il y ait un système transparent qui leur donne l'espoir de voir leurs besoins satisfaits dans un temps raisonnable. L'Algérien sait être patient, pourvu qu'on soit transparent avec lui et qu'on veuille l'écouter. Il sait aussi qu'il y a des limites à la patience. Ici aussi, il faut regarder des deux côtés de la balance : le côté des revendications politiques et le côté des revendications économiques. Sur le plan politique, les gouvernés veulent sentir qu'ils sont écoutés et consultés lorsque des décisions majeures les concernant doivent être entreprises. Nous avons déjà dit que la situation actuelle est caractérisée par l'absence de canaux de communication entre les populations et leurs «supposés» représentants (APC, APW, APN). Le résultat est que non seulement ces populations ne participent pas activement à l'élaboration de la décision, mais que dans beaucoup de cas ils expriment une résistance au moment d'appliquer ces décisions, ce qui ne peut que ralentir le développement dans tous les domaines. Prenons un seul exemple, celui du logement social. Les Algériens qui ne sont pas logés (ils sont des millions) seraient prêts à attendre un certain temps si le système de distribution de ces logements était transparent et que quelqu'un qui a fait une demande depuis un an seulement n'obtienne pas de logement, alors qu'un autre qui attend depuis cinq ans n'en obtienne pas. Le problème est donc plus un problème d'absence de transparence et de canaux d'information et de communication entre les gouvernants et les gouvernés à tous les niveaux de la pyramide sociale. Il est donc temps que les gouvernants instituent cette transparence et ces passerelles de communication. De leur côté, les gouvernés doivent s'organiser pour faire porter leurs doléances auprès des gouvernants. Encore une fois, cela ne peut pas se faire en un mois ou une année, mais l'essentiel est de commencer ce processus de dialogue qui est le seul moyen de rétablir la confiance entre les gouvernants et les gouvernés et de garantir un développement harmonieux aux plans politique et économique. Sur les plans économique et social, les gouvernés ne demandent pas du «poisson», mais des moyens pour pêcher ce poisson. Ceux qui croient, en effet, que les Algériens, lors des tous derniers événements de décembre 2010, sont sortis pour le prix du sucre ou de l'huile sont loin de la réalité.Les Algériens ne veulent pas devenir de simples «tubes digestifs» et de simples consommateurs de sucre et d'huile. Ils veulent être des producteurs. Pour cela, ils veulent soit trouver un emploi qui leur permette de contribuer à cette économie de production, soit être aidés à créer leur propre affaire et pas seulement s'assurer un travail, mais aussi, ce qui est plus louable, donner du travail à d'autres. La mise au travail de la population en chômage, notamment des chômeurs intellectuels, est donc la revendication essentielle, pour ne pas dire la revendication numéro un, à côté de la revendication politique dont nous avons parlé ci-dessus, c'est-à-dire une meilleure gouvernance. Le principe de base est que quelqu'un qui a un emploi peut résoudre tous les autres problèmes de l'existence (la nourriture, la santé, l'éducation, les loisirs, etc.), et surtout ne plus dépendre des autres et se sentir utile à la société (toute la pyramide des besoins de Maslow). Conclusion : En conclusion, on peut dire que ce qui fait un pays et une nation, ce n'est pas seulement des gouvernants et des gouvernés, mais ce sont les liens et la dialectique qui existent entre eux. Un pays où ces liens et cette dialectique sont absents est condamné à moyen et long termes — et les leçons récentes au Maghreb et au Machreq l'ont démontré — à des turbulences plus ou moins graves. Pour que ces liens et cette dialectique soient instaurés, il faut trois choses : 1- Instituer un dialogue constant entre gouvernants et gouvernés. 2- Créer un climat de transparence et de confiance dans les institutions. 3- Relancer la machine économique en encourageant les investissements nationaux et étrangers. C'est cela que nous appelons faire preuve «d'intelligence».