De tous les poètes d'Egypte, Ahmed Fouad Negm (1) est sans doute le plus révolutionnaire. Il s'est révolté, d'abord, contre la langue utilisée par ses confrères en choisissant de composer ses vers en «langue populaire» (melhoun). Ensuite, il a consacré toute sa poésie (et sa vie) à défendre les opprimés, à attaquer les dictateurs (de Nasser à Moubarak en passant par Sadate) : «Tu sèmes la douleur, le désespoir, la mort, Quand le soleil calciné touche la mer ou le désert Et rougit les révoltes dans la poussière de son trajet, Tu bois l'eau noire qui coule dans ton cercueil.» Ces vers prémonitoires, attaquant Anouar Sadate juste quelques mois avant son assassinat en 1981, résonnent comme un roulement de tambour annonçant la chute du pharaon-dictateur Hosni Moubarak en cette soirée du 11 février 2011 ! Pour Ahmed Fouad Negm, «vivre ne suffit pas au peuple : il lui faut penser. Le peuple a besoin de penser pour pouvoir vivre». Or, les dictateurs font tout pour que «le peuple ne pense pas». Pour combattre cette «négation de penser», «ces fléaux dévastateurs que sont le despotisme, la dictature, l'humiliation et l'appauvrissement du peuple», Ahmed Fouad Negm a consacré toute sa vie à lutter contre «les fléaux» créés par les dictateurs. Cinq ans de prison au temps de Nasser, deux ans au temps de Sadate et une multitude d'interpellations sous le règne de Moubarak, sans compter la persécution quasi permanente des «moukhabarate» jusqu'à ce 25 janvier 2011. Interviewé par la chaîne satellitaire El Jazzeera en cette soirée historique du 11 février 2011, Ahmed Fouad Negm avait la gorge nouée. L'émotion le rendait presque incapable de prononcer les mots, ces mots qui sont pourtant les seuls matériaux de son métier de poète. Difficilement, il déclama ces vers prémonitoires (écrits en 1985) : «Heureux que la vie ait ses grandes dates, Ses travaux en cours, ses rêves osés Sur eux tu dois garder le cap. Ils sont ta destinée. Du futur l'intention…» Et... les larmes du poète, si sensible, si fragilisé par tant de souffrance, par tant de tortures dans les prisons humides, inhumaines, emportèrent le reste du poème qu'a chanté Cheikh Imam, «l'aveugle au luth magique» dans tous les quartiers pauvres du Caire, de Suez, d'Assiout et autres El Feyoum. En effet, comme notre Kateb Yacine, Ahmed Fouad Negm avait sa «troupe populaire». Seule la mort le sépara de Cheikh Imam. La même mort cruelle brisa l'élan du grand écrivain algérien. Quelle ressemblance «tragi-révolutionnaire» ! Quel héritage pour «le peuple qui pense» ! Note de renvoi : 1) Né en 1928 à Echarkia, Negm a publié plus de 20 recueils de poèmes dont les plus célèbres sont : Que les enfants de mon pays vivent, Les dires éternels, Qui sont-ils ? Qui sommes-nous ? , A. F. Negm a passé, en 1979, six mois en Algérie et il s'est lié d'amitié avec Kateb Yacine. Cheikh Imam a donné des concerts à Alger, Oran et Annaba dans la même année.