On assiste depuis quelques semaines à de formidables mutations. Bravant le mur de la peur, des femmes et des hommes se soulèvent pour renverser des régimes autoritaires. La Tunisie a donné l'exemple. L' Egypte prend le relais et s'apprête à écrire une page de son histoire, celle d'un peuple qui veut décider de son destin. Analyse de Didier Monciaud. -Quels sont les courants qui constituent la gauche égyptienne aujourd'hui ? La gauche égyptienne ou plutôt les gauches égyptiennes existent depuis une centaine d'années. Elles regroupent des sensibilités différentes. Le parti du Tagammu remonte aux années 1970 quand Sadate a lancé une expérience de multipartisme. La tribune de gauche autour de Khaled Mohieddine, un des officiers libres, a cherché à regrouper plusieurs sensibilités. De fait, il a été composé d'anciens communistes, après la dissolution du PCE en 1965. Le Tagammu va entrer en conflit avec Sadate, au moment des accords de Camp David. Il sera d'ailleurs réprimé mais continuera à exister tant bien que mal. Le parti communiste, qui s'est reconstitué dans la clandestinité, s'est très impliqué dans le Tagammu tout en cherchant à exister de manière indépendante. Une scission a vu le jour au début des années 1990 sur des questions d'orientation et de fonctionnement. Cette organisation est aujourd'hui en difficulté avec le vieillissement et la perte de ces deux principaux dirigeants. Avec la montée de la vague intégriste et du conservatisme en 1980, la gauche est en recul et traverse de graves crises. La chute de l'URSS accentue cela. Certains groupes de gauche ont même cessé d'exister à la fin des années 1980. Le seul qui se maintient est le parti communiste (clandestin). Beaucoup de militants vont désormais s'impliquer dans la création d'ONG, et deviennent des militants actifs des droits de l'homme. Des étudiants vont progressivement créer un groupe : Socialistes révolutionnaires. Son analyse particulière de l'islamisme propose une alliance. Les Frères musulmans sont désormais considérés comme un mouvement réformateur. A partir des années 2000, de nouvelles vagues de protestation vont secouer l'Egypte. Des mouvements éclatent, notamment avec l'emblématique grève du textile dans la ville industrielle de Mahalla Al Kobra. On assiste aussi à une renaissance d'activités contestataires dans différentes catégories professionnelles. A gauche, la révolution a provoqué un début de recomposition. Des indépendants et des membres démissionnaires du Tagamu ont lancé l'Union des forces de gauche. De même, un appel vient de voir le jour pour la création d'un parti de gauche large et légal. Ses signataires présentent un large éventail de sensibilités : anciens du Tagamu, des syndicalistes ouvriers, des intellectuels, des personnes de sensibilité social-démocrate. -Les Frères musulmans, laminés par le pouvoir, semblent redevenus fréquentables. Sont-ils appelés à jouer un rôle dans le nouvel échiquier politique ? Laminés ? Je ne crois pas. Affaiblis d'une certaine manière, mais renforcés côté audience et crédit par la répression. Ils jouent déjà un grand rôle dans la politique égyptienne : c'est la plus importante force d'opposition. Fondée en 1928, la Confrérie est depuis la fin des années 1930 une influente force politique. Après la période nassérienne où ils ont été réprimés, ils ont su se reconstruire à partir des années 1970. Ils sont donc appelés à jouer un rôle important dans l'après- Moubarak. L'actuel président du Conseil de révision de la Constitution appartient à la mouvance islamiste. Son vice-président est un cadre de la Confrérie. Ce comité comprend bien sûr tout un éventail de sensibilités. On ne peut d'ailleurs parler d'un islamisme, car il y a plusieurs islamismes. Les radicaux, les Gamaat islamya, ont par exemple été cassés par la répression. Depuis, ils ont revu leurs fondements théoriques et choisi de s'éloigner de la stratégie utilisant la violence armée. Sans parler des formes indépendantes d'islamisme, les nationalistes influencés par les références islamiques et les conservatismes religieux qui ne sont pas préoccupés par la politique. Au début des manifestations, les Frères musulmans ont un peu raté le coche. Ils l'ont rejoint assez vite. Ils se sont montrés efficaces au moment des attaques des pro-Moubarak en créant un service d'ordre et en mettant à profit leur sens de l'organisation. Mais ils ont été très mal vus lorsqu'ils ont commencé à négocier avec le pouvoir. Ils se déclarent favorables à un Parlement et renoncent à mettre au premier plan leur revendication d'application de la charia. Ils prennent une posture protestataire démocratique. Il faudra voir concrètement ce qu'ils feront. -Quelles répercussions possibles à l'échelle régionale de cette révolution ? Parler d'un effet domino de manière mécanique est contre-productif. Le monde arabe est en plein bouillonnement. Aujourd'hui, la question sociale émerge : des vagues de grèves secouent le pays et concernent différentes couches de travailleurs. On peut comparer cette vague de protestation à celle qui a secoué les pays de l'Est au lendemain de la chute de l'URSS. Cette vague populaire se bat pour plus de démocratie dans des pays où la libéralisation économique a fragilisé la situation de larges franges de la population sans pour autant apporter une ouverture en matière de libertés. C'est déjà une avancée énorme même si le plus dur reste à faire : construire une véritable transition démocratique. Ces victoires ont redonné aux peuples une fierté et une dignité. Aux liens historiques et culturels de ces pays, aux proximités des contextes sociaux et des situations politiques, s'ajoute désormais cet élément : la reconquête d'une dignité et une victoire contre le mur de la peur.