Ce 24 janvier 2005, il pleut à torrent sur Alger. Il est 9h quand Mohand Ouramdane Ammour, directeur de la division armement et technique au sein de la Compagnie nationale algérienne de navigation, arrive dans l'entreprise. Il range ses dossiers, récupère la convocation que lui a adressée la justice et remet à sa secrétaire la clé de son bureau en l'informant qu'il sera absent la matinée et sera de retour en milieu d'après-midi. Ammour ne reverra plus sa secrétaire. Il sera incarcéré dans la nuit du 24 au 25 janvier, en compagnie de trois autres cadres : Kamel Ikhaladène, directeur technique, Salah Zaoui, inspecteur technique du navire Béchar et Ali Koudil, PDG de l'entreprise. Ils sont inculpés pour «mise à la disposition du capitaine d'un navire en mauvais état et insuffisamment équipé» et «navigation d'un navire dont la validité du titre de sécurité a expiré». Le naufrage du Béchar, le 13 novembre 2004, avait coûté la vie à seize des dix-huit membres d'équipage. «Quand le juge m'a annoncé que j'étais mis sous mandat de dépôt, je me suis dit que ce que je vivais n'était pas réel. C'était tellement imprévu. Très vite, j'ai pensé à ma femme et à mes trois enfants. Je me demandais comment ils allaient s'en sortir», raconte Mohand Ouramdane. Dans la voiture qui les conduits à Serkadji, ils informent leurs familles de leur incarcération. «Ma femme hurlait quand je lui ai annoncé la nouvelle. J'essayais de la calmer. Je ne voulais pas qu'elle réveille les enfants», se souvient Mohand Ouramdane. Séquelles à vie Les souvenirs sont encore vivaces. Après la fouille corporelle et un passage chez le coiffeur, direction la douche. «On ne nous a remis ni serviette ni savon, alors j'ai pris le mouchoir que j'avais dans la poche de ma veste pour m'essuyer...» Les cadres de la CNAN passeront leur première nuit de prison «comme des rats», dans une cellule au sous-sol de l'établissement pénitencier, puis seront transférés dans la salle 65 du couloir 28. Ils y resteront quatorze mois. «On n'arrêtait pas de penser à nos familles. Toutes les semaines, elles venaient nous rendre visite au parloir. Mon fils n'a jamais raté une seule visite durant toute mon incarcération. C'était très dur parce qu'on savait qu'ils souffraient.» Le 17 mai 2006, après six jours de procès, les quatre accusés (Mustapha Debbah, directeur de l'armement des navires, sera incarcéré le 13 février 2005) seront condamnés à quinze ans de prison. «Je sentais que nous allions être sévèrement condamnés. Le président refusait de nous donner la parole pour que nous puissions répondre des faits qui nous étaient reprochés», assure Salah. A l'énoncé du verdict, Mustapha Debbah s'écroule et perd connaissance. Un médecin dépêché en urgence lui fera une injection pour le ranimer. De cet incident, il en gardera des séquelles à vie. Il est aujourd'hui cardiaque, souffre d'hypertension et n'a pas les moyens de payer le traitement coûteux qu'il est obligé de suivre. «Ma vie s'est effondrée, confie-t-il. Je n'arrêtais pas de me demander pourquoi j'étais là ? Ma fille a été traumatisée par l'affaire et a échoué au bac. Ma femme a dû vendre des biens pour l'inscrire dans une école privée.» A la charge de parents Par la suite, les cadres maudits seront transférés à la prison de Berrouaghia où ils resteront trente-six mois. La Cour suprême décide l'annulation du premier procès en 2010. Cette décision ouvre la voie à un nouveau procès qui aura lieu le 24 novembre. Au bout de quatre jours, le tribunal décide la relaxe de l'ensemble des accusés. «J'étais confiant. Il y avait une petite voix qui me disait que nous allions rentrer chez nous», se souvient Mohand Ouramdane. A leur retour en prison, ils auront dix minutes pour récupérer leurs affaires avant de retrouver la liberté. «On se dit qu'une fois sorti de ce cauchemar, la vie allait reprendre comme avant. C'est faux. Je garde des séquelles de mon passage en prison. Il ne se passe pas un jour sans que je pense à mes six années passées en prison et à me demander pourquoi j'ai été condamné», affirme Salah Zaoui. Ils reprennent alors contact avec la CNAN pour demander leur retour à leur poste de travail et une indemnisation. L'entreprise ne consentira qu'à leur verser leur reliquat de congés et refusera d'envisager leur réintégration. «On a perdu six années de notre vie pour quelque chose que nous n'avons pas fait et nous avons donné trente ans à une entreprise qui aujourd'hui nous rejette, alors que nous n'avons pas de ressources et que nous sommes à la charge de parents et d'amis qui nous aident», déclare Salah. Contactée par El Watan Week-end, la PDG de la CNAN, Aïcha Younes campe sur ses positions et refuse toute idée de réintégration des cadres emprisonnés. «Les cadres en question ont tous une expérience technique et la CNAN n'a plus de navires. Comment voulez-vous que je les réintègre alors que leurs postes n'existent plus et que l'entreprise est en voie de dissolution ?», affirme-t-elle. L'entreprise fait la sourde oreille à la détresse de ses cadres et s'en remet à la justice pour trouver une solution.