L'autoritarisme (G. Hermet, 1985) est un rapport gouvernants-gouvernés reposant de manière suffisamment permanente sur la force plutôt que sur la persuasion. L'autoritarisme se manifeste par : l'absence de respect des droits de l'homme, l'embrigadement de la société par la réglementation de tous les aspects de la vie sociale, la persécution de l'opposition, la restriction des libertés d'association, d'expression et d'opinion, le recrutement de l'élite politique relève de la cooptation enfin, les élections ne sont qu'une apparence démocratique et visent à légitimer le système politique aux yeux du monde. Voilà ce qui s'apparente aux régimes politiques dans le monde arabe. Toutefois, le monde arabe n'est pas une exception dans l'histoire. Du moyen-âge jusqu'au nazisme en Allemagne et le stalinisme en URSS, plusieurs peuples ont connu cette «dynamique» autodestructive (A. Arendt, 1951) reposant sur une dissolution des structures sociales. L'individu s'efface pour laisser la place au sentiment d'appartenance à une masse sans valeur aux yeux du pouvoir. C'est contre ces régimes que la rue arabe explose. Ces mouvements protestataires se distinguent par leur spontanéité et leur différence par rapport au mouvement ouvrier, estudiantin ou tout autre mouvement organisé. Il s'agit de questionner cette partie du monde qui tente de basculer vers la démocratie sous l'effet des contestations sociales. Nature des régimes autoritaristes Ils se font appelés zaïms (leaders charismatiques) après les indépendances des pays arabes, et centralisent tout le pouvoir politique. C'est l'euphorie des peuples arabes qui viennent de se libérer du colonialisme. L'Etat indépendant devient le lieu géométrique de toutes les espérances sociales et le catalyseur principal de l'accomplissement de la société, conformément à la mission historique dont il était porteur et comptable au regard des populations dominées, exploitées et déconsidérées (J. C. Santucci, 1993). Ces pays se lancent dans de projets ambitieux de modernisation. Le monde est encore divisé par les deux camps qui s'opposent : le libéralisme et le socialisme. Les monarchies arabes adoptent le premier, alors que les Républiques arabes inventent les socialismes spécifiques. Mais, monarchies et républiques élisent l'autoritarisme comme conduite des affaires de l'Etat. Armés de leur légitimité historique, les Etat arabes ont imposé leur domination sur la société par la concentration des pouvoirs. Ces derniers en place n'admettent pas les voix discordantes. Ils se considèrent investis d'un message divin que les autres n'ont pas le droit de discuter. çà et là, l'opposition est considérée comme une agression au watan (la nation). Les opposants sont des khaouana (traîtres à la nation). Ce comportement belliqueux n'est pas propre au sommet de l'Etat, il est immergé dans toutes les sphères de l'administration publique. Voilà un petit agent de l'Etat qui vous donne l'impression que l'administration qui l'emploie est sa propriété personnelle. Cette conduite devient une forme de métastase qui envahit toutes les institutions publiques. Dans les années 1980, alors que la démocratie se met en place en Europe de l'Est, les pays arabes font foi d'une certaine réticence dans un monde où la liberté des peuples apparaît comme une norme universelle. La chute de l'autoritarisme stalinien consacre un nouvel ordre mondial unipolaire où les Etats-Unis tiennent une place d'avant-garde. Le courant libéral a éliminé l'obstacle communiste et son bouclier, l'URSS. La liberté passe dorénavant par le libéralisme. La Banque mondiale et le FMI sont mobilisés pour imposer la déréglementation et les privatisations. La démocratie libérale et le libre marché constituent désormais l'horizon indépassable pour toutes les sociétés, nous dit le philosophe américain, F. Fukuyama. Les Constitutions sont révisées pour ouvrir le champ politique à la société, mais surtout pour pérenniser les pouvoirs en place. Quelques gouvernements arabes ont connu une sorte de libéralisation politique. C'est le cas de l'Algérie, l'Egypte, le Yémen, la Jordanie, le Koweït, le Maroc et l'Autorité palestinienne. Sauf qu'il est difficile de qualifier ces changements survenus dans ces pays arabes comme un processus démocratique authentique. Aucun pays arabe n'aura cédé au modèle parlementaire et démocratique. Dans tout processus démocratique, il y a des perdants et des gagnants. Il est tout à fait normal que toute réforme, qu'elle soit politique ou économique, agite des rapports de force à l'intérieur de l'élite politique et entre cette élite et le reste de la société. Dans le cas des régimes autoritaires, les perdants à la démocratie bloquent le démantèlement des régimes autoritaires et n'acceptent l'idée de partager le pouvoir que si elle craint les coûts de la révolution et l'expropriation (F. Facchini, 2008). Conscients de cet enjeu, les régimes autoritaires multiplient les réseaux clientélistes. Les pays arabes ont réussi à mettre en place des institutions «démocratiques» tout en les vidant de leur substance. Invoquant l'ordre sécuritaire et l'ordre public, le législateur arabe privilégie le contrôle sur toute la société. Ainsi, les médias se transforment en porte-parole du régime, les libertés violées, le Parlement ligoté, etc. Autoritarisme et rente Depuis la chute de l'empire ottoman, l'économie de rente dans les pays arabes est restée prépondérante même si elle a changé de forme. La maîtrise de cette rente par les élites politiques arabes n'a jamais été un processus sans violence. Les coups d'Etat successifs depuis les années 1950 sont une manifestation pour la capture des sources de rente par les différentes élites qui convoitent le pouvoir. L'explosion des prix du pétrole en 1973 bien qu'elle ait engendré des ressources financières importantes pour les pays pétroliers, a été l'occasion pour des milliers de travailleurs arabes d'aller chercher fortune dans les pays du Golfe. C'est l'Eldorado, la ruée vers l'or noir des Arabes. Des villes modernes voient le jour, hôtels de luxe et buildings remplacent la kheima (tente) du nomade. Sur les 12 pays exportateurs de pétrole de la région, l'Algérie vient en quatrième position en termes de PIB nominal, devancée par l'Arabie Saoudite (434,4 milliards de dollars), l'Iran (337,9 milliards de dollars) et les Emirats arabes unis (239,6 milliards de dollars). Aussi, d'autres sources de rente vont être dégagées. Il s'agit des transferts de revenus estimés entre 17 et 20 milliards de dollars en provenance de la main-d'œuvre expatriée dans les pays du Golfe, mais aussi du secteur touristique. En Egypte, le tourisme représente 11% du PIB et 17% des emplois totaux. En 2010, ce pays a accueilli près de 14,7 millions de visiteurs et généré des recettes évaluées entre 12,6 et 13 milliards de dollars. En moins d'un demi-siècle, la rente des économies arabes a permis aux Etats de répondre aux fortes demandes sociales dont ils étaient l'objet. Cette richesse provenant de la rente est perçue comme un don du ciel qui devrait libérer la société des peines du labeur productif. Le travail créateur de richesses est dévalorisé. Nul besoin de peiner pour s'enrichir, il suffit de se frayer une place dans le palais du prince. L'économie se transforme en négoce. Le business n'est ni l'usine ni le travail productif, c'est l'importation. A défaut d'industriels, l'économie produit des marchands. Une nouvelle élite émerge, elle est marchande. Elle ressuscite l'empire arabo-musulman. Les caravanes en provenance de Chine sont remplacées par des containers. Certains pays se lancent dans un processus de modernisation de leurs économies, c'est le cas de l'Egypte, l'Algérie, la Jordanie, la Tunisie, le Maroc et la Syrie. Cependant, le verdict de l'histoire est atterrant : la persistance des régimes autoritaires sur les décombres fumants des «expériences de développement» (M. Hachemaoui, 2008). Aussi, les rentes engrangées ont rompu la relation fondamentale entre les citoyens comme source des revenus de l'Etat, et le pouvoir bénéficiant du financement citoyen (impôts) pour fonctionner. Si l'Etat ne dépend pas des impôts, les citoyens, dans ce genre de régime, ne peuvent pas les invoquer pour demander des comptes aux dirigeants (H. Karoui, 2010). On ne peut pas dire que le monde arabe a réussi son développement. Le résultat est : la paupérisation des couches sociales les plus vulnérables, une mauvaise redistribution des richesses, des taux de mortalité infantile moins abaissés que dans des pays qui partaient en 1945 d'une situation pire que celle du Moyen-Orient (G. F. Dumont, 2007). Les bidonvilles assiègent les grandes agglomérations ; on rapporte qu'en Egypte, les plus démunis habitent les cimetières. Les petits métiers (vente de cigarettes, lunettes, sandwiches…) s'installent dans les rues. La jeunesse sans perspective de «progrès», d'ascension sociale ou culturelle, entre dans des processus d'involution, voire de désagrégation (T. Fabre, 2008) porteuse de violence. La déception est aussi économique. Selon le PNUD, environ 40% de la population des pays arabes, soit 140 millions de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Les jeunes, qui représentent plus de 50% de la population, sont sans emploi dans la plupart des pays arabes. La pauvreté fait contraste avec la fortune. Internet et mobilisation sociale Devant une population jeune, socialement défavorisée et politiquement marginalisée, nous retenons de ces événements que cette jeunesse est extérieure aux structures collectives d'engagement et de participation (syndicats, partis politiques et associations). Cependant, il est naïf de croire que la société est étrangère à la chose publique, la «démobilisation» politique observée depuis les décennies écoulées est la manifestation d'un rejet de ces régimes. Autrement, comment expliquer les faibles taux de participation à chaque élection ? Comment expliquer le phénomène de la harga (émigration clandestine) et de l'immolation ? C'est cette opposition pacifique des peuples arabes qui a fait dire à certains intellectuels occidentaux que les pays arabes étaient une exception à la démocratie. Ces intellectuels oublient que l'Occident a hérité des principes de liberté, de la civilisation arabe et non gréco-romaine. Il n'y a pas de peuple qui se plaît à vivre enchaîné. Nous pensons que le calme qui a régné dans la rue arabe est dû en grande partie à la fermeture des espaces publics qui n'a pas permis le passage de l'indignation individuelle poussée jusqu'au suicide, à l'indignation collective. Ce sont les télévisions satellitaires et Internet qui vont faire ce que l'imprimerie (encore une découverte arabe) a fait pour la révolution française. Internet, avec ses réseaux sociaux, ainsi que les chaînes satellitaires (Al Jazeera, Al-Arabia, BBC, France24…) ont bouleversé le paysage médiatique dans le monde arabe. L'enfermement médiatique et culturel des pays arabes ne résiste pas à ce déferlement des médias portés par les nouvelles technologies. L'utilisation de ces technologies ne sert pas uniquement aux jeux et aux téléchargements. Désormais, on informe et on s'informe, on sait ce qui se passe ailleurs, on lit les ouvrages interdits, on discute… Bref, le peuple arabe s'émancipe et saute les verrous de la censure. Voilà une technologie dont l'usage a permis de mobiliser les jeunes là où les partis politiques ont échoué. Face aux intellectuels nationalisés qui courtisent le prince, des jeunes internautes animent le débat public. A défaut d'espaces publics, la génération Facebook et SMS a créé un espace virtuel où chacun profiterait de sa liberté. Désormais, l'usage de la technologie crée une brèche entre ces retardataires de l'histoire et les aspirations de la jeunesse. Les récents soulèvements populaires dans le monde arabe contre les régimes autoritaires sont en grande partie dus à l'action de ces nouveaux médias. La société actuelle est par excellence la société de la technique. Les valeurs du fait accompli et de l'omerta ont tendance à reculer devant les valeurs de «droit» et de «devoir». Les régimes totalitaires doivent comprendre que la technique a condamné les pensées archaïques à disparaître. Conclure avec la position de l'Occident L'alibi culturel qui fait que les peuples arabes sont réfractaires à la démocratie et aux valeurs universelles est contredit par la rue arabe. Ce ne sont pas les attitudes culturelles du monde arabe qui repoussent la liberté, mais au contraire, c'est l'absence de libertés qui les a entraînés dans leurs attitudes culturelles. Pis encore, c'est le manque de libertés qui les a conduits à se refugier dans l'Islam pour l'utiliser à des fins libératrices. L'islamisme politique a trouvé dans le Coran les arguments pour exiger la justice sociale et combattre l'autoritarisme. La radicalisation de cet islamisme dans sa forme violente au nom de la «guerre sainte» a donné aux pouvoirs totalitaires une raison de plus pour maintenir sous contrôle les sociétés arabes. Au lieu de considérer que l'islamisme radical se légitime de l'absence de libertés, le totalitarisme arabe appuyé par les puissances occidentales renforce le despotisme et la répression. Enfin, nous remarquons avec regret la position des pays occidentaux qui considèrent que les régimes arabes autoritaires sont des remparts contre l'islamisme. Leur posture complice avec ces régimes ne s'explique pas uniquement par la peur de l'islamisme et le terrorisme. Ce soutien met en jeu des intérêts économiques importants nommés «pragmatisme politique» ou «realpolitik» en langage diplomatique. La démocratie n'est tolérée que dans la mesure où elle obéit aux objectifs stratégiques et économiques. L'intérêt économique est au-dessus de la liberté. L'Occident, considéré comme garant de la conscience morale du monde, doit assumer ses responsabilités en termes de respect des principes qu'il prêche pour les autres. Le temps du messianisme est révolu.
Note : G. Corm (2010), Sortir les pays arabes de l'économie de rente ? Résumé de la conférence de prononcée au Cercle des économistes arabes à Paris, le 26 mars. G. F. Dumont, (2007), Le changement de paradigme dans le Moyen-Orient, Géostratégiques, n° 15, janvier. T. Fabre (2008), Pour une Communauté méditerranéenne. Entre le temps de la colère, des illusions et de l'espoir, La pensée de midi, n° 26. F. Facchini (2008), Pourquoi les pays musulmans ne respectent pas généralement les libertés politiques ? Séminaire d'économie publique, CES, équipe Matisse, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, mardi 15 avril 2008, 18h- 19h30, MSE, version provisoire. M. Grawitz et J. Lica (1985), Traité de science politique, T2, PUF. M. Hachemaoui (2008), Aux fondements culturels de l'autoritarisme dans le monde arabe, El Watan du 17 janvier. H. Karoui (2010), Essai sur la corruption et l'absence de liberté dans le monde arabe comme causes d'émigration et de fuite des élites, Etudes du Moyen-Orient, volume 1, n° 3 ; J. C. Santucci (1993), Etat, légitimité et identité au Maghreb : Les dilemmes de la modernité, Confluences, n° 6, printemps 1993.