L'actualité judiciaire touchant aux marchés publics reflète des dysfonctionnements avérés dus essentiellement à la distorsion totale sur l'interprétation des pratiques professionnelles en la matière que se font les différentes parties concernées, en l'occurrence les gestionnaires opérateurs des EPE en particulier, d'une part, les organes d'enquête et de sanction (les juges), d'autre part, et enfin les hommes de loi (avocats) qui sont appelés à assurer la défense des premiers lorsqu'ils se trouvent mis en cause notamment dans les affaires rapportées par la presse nationale.A ce propos, la présente contribution se propose d'apporter l'éclairage pertinent susceptible de gommer cette distorsion par l'exposé des éléments de réponse au questionnement récurrent qui semble en être à l'origine, à savoir : l'EPE doit-elle appliquer le code des marchés publics ou pas ? (la locution de code recouvre en réalité la réglementation des marchés publics promulguée par des décrets présidentiels). L'évocation de la loi 88-01 Il est communément observé la tendance à invoquer, à la limite d'un mythe, la loi 88-01 du 12 janvier 1988 (promulguée il y a 23 ans) portant orientation sur les entreprises publiques économiques pour faire prévaloir l'assertion selon laquelle les EPE seraient exonérées de l'application du code des marchés publics parce qu'elles sont régies par le code du commerce. Cette assertion formulée de cette manière ou bien inversée semble établir une relation de cause à effet intangible entre le code du commerce et l'exemption ou absence de lien entre les EPE et le code des marchés publics. Qu'en est-il au juste de la portée de cette assertion au temps présent ? Les développements qui suivent vont montrer que le lien supposé de cause à effet n'est pas exact, et que cette assertion est stricto sensu dépassée pour des conditions tenant à la fois au bouleversement continu du contexte d'évolution de l'EPE, durant la période de 1988 à 2006, et aux implications découlant de l'avènement d'un nouvel environnement législatif et réglementaire national intervenu notamment depuis la promulgation de la loi 06-01(20 février 2006) portant prévention et lutte contre la corruption. Le bouleversement continu du contexte d'évolution de l'EPE Il est vrai que l'article 59 de ladite loi 88-01 du 12 janvier 1988, décomposé ci-après en 2 parties pour les besoins de l'exposé, stipulait : «Les EPE et les EPIC régis par le droit commercial ne sont pas assujettis aux dispositions de l'ordonnance 67-90 du 17 juin 1967 portant code des marchés publics». Dans le contexte, cet article 59 est à rapprocher de l'article 16 de l'ex-loi 88-04, promulguée à la même date pour reconstituer la signification de chacune des deux parties distinguées en fonction de l'objectif qui leur était respectivement assigné en leur temps, à savoir de : 1- Conférer un statut de personnes morales régies par le droit commercial dans leurs rapports avec des tiers aux ex-sociétés nationales qui devenaient, dès lors, passibles du tribunal de commerce en cas de faillite ; cette partie de l'article est toujours valable ; 2)- consacrer l'autonomie de l'entreprise en la dispensant des dispositions du code dans la réalisation de ses transactions commerciales qui sont de la compétence du dirigeant PDG ou DG qui (dixit art.16 ; ex-loi 88-04, abrogée) : «Dans la limite des statuts, dispose du pouvoir de passer tous les contrats et marchés, faire toutes soumissions…» Par contre, les conditions qui prévalaient pour justifier ce deuxième objectif par la deuxième partie de l'article 59 ont considérablement évolué depuis. Le développement de l'argumentaire qui explique cette évolution se réfère à la définition originelle de la locution de «marché public», à savoir que c'est un marché dont l'objet (le besoin) est fixé par l'Etat, le financement assuré par des fonds publics, et le contrôle de passation et d'exécution relèvent des commissions habilitées conformément au code. Ces deux articles (59 et 16) exprimaient donc bien par opposition à la définition réglementaire de «marché public» une distanciation de l'EPE par rapport audit code et donc son autonomie en matière de passation de marchés dans le contexte de l'époque. Cependant, l'alinéa 16 de l'ex-loi 88-04 qui signifiait, comme de juste, que ledit PDG ou DG avait la capacité juridique à contracter en toute légitimité ses marchés, ce qui reste toujours vrai mais sous certaines conditions, a conduit à une confusion préjudiciable qui perdure et continue à entretenir le mythe. Il révèle l'omission de la formule d'usage dont l'expression n'apparaissait probablement pas évidente à l'époque, spécifiant notamment que l'exercice de ce pouvoir n'est pas scellé mais qu'il doit s'exercer «dans le cadre des lois et règlements en vigueur» qui peuvent être changés et auxquelles les pouvoirs en question doivent s'adapter au fur et à mesure de leur promulgation. Cette omission a donc contribué à incruster le sentiment de liberté d'action immuable et un manque de vigilance sur les changements de législation ou de réglementation qui viendraient à la refréner. Ce sentiment a été en outre exacerbé en premier lieu par la vision que les transactions de l'EPE viendraient à s'effectuer dans le cadre tout à fait logique de la liberté contractuelle qui devait se pratiquer de pair avec l'instauration attendue à court terme d'une économie de marché parfaite (abondance de l'offre des biens et services en mesure d'émuler la concurrence sur la «place») en Algérie et, en second lieu, par l'inexistence prolongée de tout dispositif de contrôle légal. Ce manque de contrôle, que même l'ordonnance 01-04 du 20 août 2001 (privatisation des EPE) bien que le mentionnant (Art.1) mais sans en prévoir ni le dispositif réglementaire qui l'accompagne ni l'appliquer n'a donc pas comblé, a notamment duré jusqu'à la promulgation du décret exécutif du 22 février 2009 sur les missions de contrôle de l'IGF (cf. ci-dessous). Depuis 1988, tous les éléments qui précèdent ont connu des changements. Primo : la loi 88-04 a été abrogée, et l'ordonnance 67-90 du 17 juin 1967 également, celle-ci par l'article 153 du décret 02-250 du 24 juillet 2002 portant réglementation des marchés publics, vidant ainsi de son sens l'article 59 de la loi 88-01 et rendant donc caduque la référence à la dispense de l'EPE aux dispositions de l'ex-code. Secundo, l'économie de marché n'existant quasiment pas rend le principe de la liberté contractuelle inapproprié, et, tertio, l'avènement, depuis le 20 février 2006, d'un nouvel environnement législatif et réglementaire, dicté par des considérations planétaires impérieuses et les conventions internationales (Convention des Nations unies contre la corruption du 31 octobre 2003), a tout chamboulé dans le domaine de la passation et réalisation des marchés ainsi que leur contrôle et remis en cause principalement la liberté d'action décrite ci-dessus. Plus précisément, les changements majeurs portent sur les points principaux suivants : - le concept de «marchés publics» est étendu à toutes les entités et entreprises publiques ou mixtes y compris les EPE et autres EPE/SPA et EPIC ; - le PDG ou DG est un agent public qui a toujours compétence pour passer ses transactions en toute légitimité dans le cadre de la capacité à contracter ce qui lui est conféré par les statuts, les lois et le code (Art.8 et 41) mais en respectant les principes de droit prescrits par la loi 06-01 et en adoptant les actions de prévention qui en découlent ; - le PDG ou DG est le gestionnaire de l'entreprise indiquée comme tel par les décrets instituant le contrôle de la gestion de l'entreprise en général et la passation et réalisation des marchés en particulier pour présenter les justifications requises en la matière. Le nouvel environnement législatif et réglementaire national (depuis le 20 février 2006) Son but est d'instaurer la moralisation des affaires à tous les opérateurs économiques nationaux publics (sans exception aucune) ou privés et internationaux intervenant dans les marchés publics par l'uniformisation et la généralisation à toutes les entités et entreprises publiques mixtes de principes de droit universel en la matière. Il est actuellement constitué par une architecture cohérente qui s'appuie sur les trois (3) textes essentiels suivants : 1- la loi 06-01 du 20 février 2006 portant prévention et lutte contre la corruption : cette loi énonce, à travers deux articles particulièrement importants (09 et 26), respectivement, et en premier lieu, les principes de droit qui régissent toute la «vie» (préparation, lancement, passation, exécution) d'un «marché public» au sens de la définition générique qui lui est donnée par cette loi (cf. ci-après), et en second lieu, les actions de prévention de l'entité publique contractante en la matière, d'où résultent conséquemment en étant énumérées dans le reste du contenu de la loi les cas d'infractions dans leur application, toutes cataloguées selon la terminologie de la loi comme étant des infractions de «corruption» ; 2- la réglementation des marchés publics (appelée communément code) dont la plus récente a été promulguée par le décret présidentiel du 7 octobre 2010. Ceci étant, il peut être observé que pour les autorités de contrôle et les juridictions compétentes, le code des marchés publics couplé avec la loi 06-01 ne fait quasiment qu'un seul et même document car le code est l'unique référence sur laquelle s'appuie la loi 06-01 pour radiographier le parcours d'un marché public (cf. article 26 alinéa 1er) et détecter, le cas échéant, l'occurrence de l'infraction. La raison : le plan du contenu du code est en concordance subliminaire totale avec les principes de droit et les actions de prévention énoncés par la loi 06-01et en découle (cf., détails ci-après). Il définit à son tour les procédures, les techniques, les règles procédurales et contractuelles à appliquer et surtout les organes et phases de contrôle strict qui balisent le parcours que doit suivre un «marché public» et qui matérialisent son processus de traçabilité réglementaire à reconstituer à l'occasion de tout contrôle exercé par toute autorité de contrôle compétente (dont notamment l'IGF ci-après) (réf.art.42 du code) ; 3- le contrôle de l'IGF (Inspection générale des finances) institué par les décrets exécutifs n°08-27 du 26 septembre 2008 (tous les établissements publics et organismes à vocation sociale et culturelle) et 09-96 du 22 février 2009 (dédié spécialement pour les EPE). Le concept-clé de «marché public» selon la loi 06-01 : ce concept est rattaché à la définition de l'agent public 1) L'agent public (article 2 ; b) C'est en premier lieu toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire soit tout l'édifice institutionnel et administratif du pays. C'est également toute personne investie d'une fonction ou d'un mandat, même temporaire, rémunérée ou non et concourt, à ce titre, au service d'un organisme public ou d'une entreprise publique, ou de toute autre entreprise dans laquelle l'Etat détient tout ou partie de son capital, ou toute autre entreprise qui assure un service public. Autrement dit, est «agent public» toute la hiérarchie (direction, conseil d'administration, de surveillance) et tout l'effectif de toute entité publique ou mixte, cela en précisant que l'entreprise publique économique est citée telle tout au long des articles de la loi 06-01. 2) Le concept de «marché public», (article 9) Au sens de la loi 06-01, le «marché public» est donc toute commande, convention, contrat ou marché (sans aucune distinction de nature ou de montant) passé par l'agent public précédemment défini, qui exerce donc une fonction institutionnelle ou d'administration publique ou dans toute entité ou entreprise publique ou mixte, rémunérée ou non. Il inclut nommément les EPE et, naturellement, toutes les autres entités publiques dont les marchés ont été de tout temps assujettis au code des marchés publics. Autrement dit, la définition du concept de marché public au sens de la loi 06-01 fait disparaître la distanciation, telle que mise en évidence ci-dessus, introduite par les articles 59 (loi 88-01) et 16 (ex-loi 88-04) en englobant toutes les natures de transactions effectuées par les entités et entreprises publiques ou mixtes y compris les EPE, et autres EPE/SPA et EPIC. De plus, elle établit une relation sans ambiguïté entre l'agent public de l'EPE (dont son gestionnaire) et le code des marchés publics. Il s'en déduit que tous les marchés et transactions de toutes natures, même financés sur fonds propres de l'EPE sont bien des «marchés publics» au sens de la loi 06-01 et en tant que tels doivent en respecter les principes de droit par l'application des procédures, des techniques et des règles qui sont énoncées dans le code des marchés publics pour les raisons explicitées ci-dessus. Sachant qu'en vertu de ce qui précède, toutes les entités publiques sont astreintes au respect de la loi 06-01, que la passation de leurs marchés doit se conformer aux procédures du code et qu'elles sont, par ailleurs, toutes appelées à faire l'objet du contrôle de l'IGF, où se situerait la différence entre les EPE, lorsque celles-ci financent leurs marchés ? (cf.art.2, DP 10-236). A la différence par rapport aux marchés de toutes les entités publiques financés par l'Etat qui sont tous assujettis au code, la procédure technique dite de «contrôle externe» (contrôle du cahier des charges avant l'appel d'offres et décision d'attribution du marché) est du ressort de la commission des marchés de l'EPE selon des missions et principes de fonctionnement calqués sur ceux des commissions nationales des marchés, cela impliquant que l'organisation, les missions et le fonctionnement du contrôle dit «interne» (commissions d'ouverture des plis et d'évaluation) restent strictement identiques et conformes au code pour toutes les entités publiques. Concordance entre les principes de droit et les actions de prévention de l'entreprise publique contractante énoncés par la loi 06-01 et le code des marchés publicsLes principes de droit : l'article 9 de la loi 06-01 énonce : «Les procédures applicables en matière de marchés publics (défini ci-dessus) doivent être fondées sur la transparence, l'intégrité, la concurrence loyale, des critères de participation, de sélection et d'attribution objectifs et l'exercice du recours par les soumissionnaires lésés». Le respect de ces principes de droit passe de fait par l'application, selon des techniques professionnelles appropriées, des articles correspondants du code des marchés publics suivants : - la transparence : articles 3,11, 48, 49, 50, 51, 58, 114, 123, et 125 ; - l'intégrité : articles 60 et 61 et la déclaration de probité des soumissionnaires ; - la concurrence : articles 25 à 34 ; 46 et 47 ; - les critères de participation, de sélection et d'attribution de marché objectifs : articles 23, 30, 54, 56, 57et 125 ; - l'exercice du recours par les soumissionnaires lésés : articles 114 et 125. Les actions de prévention de l'entreprise publique contractante Ces actions sont de deux natures respectivement celles qui portent sur la maîtrise professionnelle sans faille dans la rédaction des clauses contractuelles régissant la passation et l'exécution des marchés par l'opérateur public (1 et 2) et celles de l'environnement externe qui résulte d'une organisation spécifique adaptée de l'entreprise (3 et 4). 1)- Sauvegarde des intérêts de l'entité publique (et donc ceux de l'Etat actionnaire) pour éviter la survenance de l'infraction dite (art.26) «octroi d'avantages indus ou injustifiés» ; 2)- prise de toutes les garanties évitant les failles dans les contrats qui seraient susceptibles d'être exploitées indûment par le partenaire co-contractant à son profit et au détriment de l'entité ou entreprise publique ; 3)- mise en place d'une organisation de l'entreprise évitant l'intrusion d'une «partie externe» susceptible d'influencer le déroulement des procédures ou l'application des principes de droit ; 4)- conception d'un plan de communication pour vulgariser à tout l'effectif de l'entité et particulièrement les fonctions en rapport avec les transactions, les concepts de conflit d'intérêt ou favoritisme, de prise d'intérêt, d'octroi d'avantages injustifiés et de cadeaux susceptibles d'influencer les procédures… Conclusion : Sur le plan des principes, il ressort de ce qui précède que la réponse à la question posée en début de cette contribution est donc donnée par le nouvel environnement législatif et réglementaire qui impose à l'EPE d'appliquer les procédures, techniques, règles et méthodologies du code des marchés publics en vue d'éviter des infractions à la loi 60-01 (la réciproque est également valable) Sur le plan pratique, toutes les parties citées ci-dessus, de même que les autorités publiques doivent être conscientes que la mise en œuvre de ce nouvel environnement législatif et réglementaire n'est pas automatique car les textes qui le constituent (loi 06-01 et code en particulier) sont extrêmement complexes et exigent une technicité de très haut niveau, des connaissances actualisées vastes et «pointues» dans des domaines très variés à combiner avec un degré d'expertise très élevé qui ne sont pas mobilisables du jour au lendemain de la parution d'un numéro du Journal officiel. A notre avis, un plan de formation spéciale spécifique de mise à niveau devrait être pris en charge par l'Etat à ce sujet, et un modus operandi défini en concertation avec les autorités de contrôle et juridictions compétentes après clarification de certains points particuliers, en l'occurrence la justification du mode de passation de gré à gré et les articles 26 et 29 (loi 06-01) aux interprétations sujettes à controverse notamment celle «d'avantage injustifié».