Les avocats ont l'habitude de faire face aux dilemmes, par exemple celui classique du conflit d'intérêt quand deux clients deviennent adversaires. Aujourd'hui, le législateur leur demande de jouer les mouchards et, de ce fait, leur attribue une position inattendue : sans craindre l'antagonisme, une loi prétend qu'en plus de leur rôle de défense, ils et elles doivent faire l'indic de l'administration. La constitution, des traités internationaux ratifiés par l'Algérie et des lois principielles sont ainsi violés. Non seulement l'indépendance de l'avocat est remise en cause, mais le secret professionnel n'a plus de signification. Ces questions ne concernent pas seulement les avocats. Tous les citoyens voient, en tant que justiciables potentiels, les droits de la défense et la garantie d'un procès équitable menacés. Depuis que la convention des Nations unies du 15 novembre 2000 portant sur la criminalité transnationale avait été ratifiée par l'Algérie, la prévention du blanchiment nécessitait la prise de mesures législatives. C'est chose faite avec la loi du 6 février 2005 relative à la prévention et à la lutte contre le blanchiment d'argent.(1) Cependant, en faisant de l'avocat un vulgaire mouchard, le législateur, qui aurait gagné à consulter la profession, est allé au-delà de ce qui aurait pu être envisagé sans violer d'autres règles et principes de valeur supérieure. Lors des discussions sur le statut de l'avocat de l'année écoulée, le danger de remise en cause de l'indépendance de la profession d'avocat semblait provenir des projets du ministère de la Justice(2). Or, le coup est venu du ministère des Finances. Si l'interférence du ministre de la Justice dans l'organisation et la profession d'avocat est suspecte, celle du ministre des Finances avec la loi du 6 février 2005 l'est davantage. La profession d'avocat est, par définition, une profession indépendante, une indépendance qui est le corollaire de celle du pouvoir judiciaire. A l'Ordre des avocats correspond le Conseil supérieur de la magistrature, chargés tous deux de veiller à cette indépendance, toute relation qui mettrait en danger cette indépendance violerait le principe de sécurité juridique. L'indépendance des avocats est plus légitime encore que celle des juges, dont le statut exigeait qu'ils soient tous, successivement, socialistes, nationalistes et qui tentent aujourd'hui d'être libéraux. L'avocat n'a aucune couleur politique quand il défend le dictateur, l'opposant, la veuve et l'orphelin et parfois même, pourquoi pas, le diable ! L'indépendance des avocats est fondée sur les articles 20 et 23-24 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'article 22 du Pacte international portant sur les droits civils et politiques ratifié par l'Algérie et sur les principes 24 et 25 des Nations unies portant sur l'indépendance des avocats et des juges. L'avocat gardien de la présomption d'innocence de l'article 45 de la Constitution est dorénavant obligé, s'il a un semblant de soupçon, de divulguer à un bureau anonyme secrètement, des renseignements obtenus de son client. Censé être le garant du droit à la défense reconnu par la Constitution (article 151), il devient par la magie de la loi du 6 février 2005 son destructeur. La nouvelle loi violente cette profession, risquant d'attenter à la crédibilité de la justice, et partant à celle de l'Etat devenu imprévisible et porteur d'insécurité juridique. Essayons de comprendre la genèse de la nouvelle loi. En décembre 2002, la loi des finances pour 2003 instituait une cellule de traitement du renseignement financier dont on ignore complètement la composition, appelée « organe spécialisé » par la nouvelle loi. La nouveauté consiste, entre autres, à constituer cet « organe » en pôle de réception de « déclarations de soupçon » auxquelles sont soumis différents « assujettis » désignés par la loi, parmi lesquels l'avocat, le notaire, l'expert-comptable, le commissaire aux comptes et d'autres professions, en sus des établissements bancaires et financiers. Ils doivent faire cette déclaration auprès de l'organe spécialisé sous peine de sanctions, à chaque fois qu'ils ou elles ont affaire à une opération portant sur des fonds « paraissant » provenir d'un crime ou d'un délit ou « semblant » être destinés au financement du terrorisme (article 20). Sembler ou paraître sont utilisés par la loi comme synonymes. La déclaration serait basée sur un simple doute apprécié par l'assujetti. Cette contradiction entre la sévérité de la sanction et la légèreté des bases de l'obligation des assujettis est stupéfiante. La Déclaration de soupçon est un acte secret de délation du client auquel l'assujetti ne doit pas révéler l'existence, sinon il s'exposerait, là aussi, à des sanctions plus graves. Les assujettis ont d'autres obligations. Ils doivent (art.7) s'assurer de l'identité et de l'adresse du client et en garder les preuves officielles, et ce, avant de prendre en garde des fonds ou d'établir toute relation d'affaires. Si on peut comprendre que l'obligation de déclaration de soupçon puisse peser sur le notaire et le commissaire aux comptes, voire sur le comptable, ce serait scandaleux d'y soumettre l'avocat dont le métier principal n'est pas de gérer des fonds. On le réveille bien à 5 h pour assister à l'exécution capitale de son client condamné à mort ! Le notaire est un officier ministériel, selon le vocabulaire napoléonien, comme les huissiers et les commissaires- priseurs. Il est rédacteur et gardien d'actes authentiques ; il manie des fonds à titre principal et est percepteur d'impôts. Sa profession l'amène à offrir accessoirement des prestations non purement marchandes. Il exerce dans un numerus clausus, un espace territorial restreint et réglementé. Ce n'est pas tout à fait étranger à sa mission de dénoncer. Un commissaire aux comptes veille à la régularité des opérations comptables et financières pour le compte de ses clients, comme l'assemblée des actionnaires qui le désigne pour contrôler la gestion et dénoncer par écrit, dans son rapport annuel, toute irrégularité. Leur métier est de dénoncer, alors que celui de l'avocat est de défendre le dénoncé ! Les mesures prises sont censées faire échec au blanchiment d'argent qui consiste à déguiser par les moyens d'un recyclage dans des affaires légales, l'origine illicite des produits, résultant de la commission d'un crime (art. 2). Il faut le dire, une participation de l'avocat au délit de blanchiment ne relève pas d'une loi spéciale mais soumet le client et son avocat au code pénal. Rien ne justifie de faire de l'avocat un indic systématique d'une cellule anonyme. La vérification d'identité du client est traditionnelle chez les avocats. Mais la généralité de la mesure et surtout les sanctions prévues nous conduisent à conseiller aux avocats, occupant pour les grandes EPE (Sonatrach, Sonelgaz, etc.) et les ministères, y compris celui des Finances, d'exiger la photocopie des pièces d'identité valides des directeurs généraux et ministres, les statuts, les procès-verbaux des assemblées d'actionnaires donnant pouvoirs, les décrets de nomination, etc. pour respecter l'esprit et la lettre de la loi. En effet, selon la loi, l'obligation de l'avocat concerne toute relation, non seulement les clients traditionnels, connus et de confiance, mais aussi les clients occasionnels ainsi que les clients assistés sur commission d'office d'avocat. Quant aux obligations relatives à la dénonciation de soupçon, elles violent des textes concernant les professions réglementées, notamment ceux relatifs à la profession d'avocat, particulièrement son indépendance et le secret professionnel. Selon la nouvelle loi, ce secret n'est pas opposable à l'organe spécialisé (art. 22). L'auteur du texte voté les yeux fermés par le Parlement se sent quitte en assurant les « assujettis » ayant dénoncé, de bonne foi, l'exemption de toute responsabilité administrative, civile ou pénale vis-à-vis des dénoncés, même si les enquêtes restent sans suite ou se soldent par des décisions de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement (art. 24). Obliger l'avocat à faire l'indic est contraire à la Constitution, à une longue série de conventions internationales et de résolutions qui reconnaissent que l'indépendance de l'avocat est une condition fondamentale de l'Etat de droit démocratique. L'absence de cette indépendance discrédite tout jugement rendu par les tribunaux. Dans toute matière de droit, tout citoyen doit pouvoir compter sur les conseils et le soutien de son avocat en toute confiance ; et cette confiance repose incontestablement sur les qualités essentielles de cette profession que sont son indépendance et le secret professionnel, qualités qui permettent au justiciable de confier à son avocat la connaissance de renseignements et de documents confidentiels. Cela n'est possible que si le justiciable a la certitude que son avocat ne va pas moucharder aux autorités ou à tout autre personne hors du cadre de son mandat.(A suivre) Notes de renvoi : 1) Loi 5-01, JO numéro 11 du 9 février 2005. 2) Pourquoi le ministre de la Justice aurait-il le droit d'interférer, par l'intermédiaire du Parquet, dans les élections au barreau ? Ne devrait-il pas s'en éloigner pour ne pas être distrait de son rôle prétendu d'avocat de la société ? N'est-il pas appointé par le gouvernement et son interférence risque de provoquer des conflits d'intérêt ? N'est-il pas interdit aux magistrats de tous les pays de s'immiscer dans la politique ? Pourquoi devaient-ils se mêler du droit d'expression et d'association des avocats ? 3) Principe 22 : Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. Principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par le 8e congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s'est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. `