Quelle mouche a piqué nos autorités monétaires pour refuser de mettre sur pied des bureaux de change alors que le dispositif règlementaire existe, que c'est une demande pressante des opérateurs économiques de tout bord et que les avantages pour l'économie algérienne seraient énormes relatifs aux coûts de l'opération ? Lors des différents débats économiques dans notre pays, nous n'avons pas recensé d'objections fondamentales liées à la question. Faisons-nous face à l'immobilisme, juste par crainte du changement ou à un manque de vision flagrant quant aux coûts/ bénéfice de l'opération ? Durant les années quatre-vingt-dix, j'avais proposé de créer un fonds de garantie des dépôts bancaire et clarifier aux citoyens le montant qui serait couvert, en plus d'introduire des outils de protection contre le risque de change. Il a fallu une catastrophe (l'affaire Khalifa) pour réveiller nos autorités monétaires avec tous les dégâts occasionnés aux entreprises et aux citoyens. Sommes-nous condamnés à voir toutes nos institutions se comporter comme des pompiers, alors que l'on attend des autorités monétaires stratégies, visions et management prospectif du risque ? Ou alors le pouvoir de décision monétaire leur échappe-t-il totalement ? Parlons de risque, qu'attendons-nous également pour introduire des instruments de protection contre le risque de change pour nos opérateurs économiques ? Des craintes injustifiées Il est évident qu'il serait impossible de détailler l'ensemble des impacts, des alternatives de politiques économiques ainsi que leurs retombées sur l'économie nationale. Nul ne peut prétendre à l'exhaustivité. Nous allons uniquement cerner les craintes potentielles pour les citoyens et les entreprises. Le fait que beaucoup de pays (Tunisie, Turquie, Malaisie) ont mis en place des bureaux de change, avec des résultats probants, doit nous inciter à examiner sérieusement la question. Lorsque certains officiels parlent de la question, ils expriment généralement trois inquiétudes : fuite de capitaux, blanchiment d'argent et différentiel de taux de change. Regardons de plus près les appréhensions. Nous verrons qu'elles sont infondées. La première frayeur se comprend pour les non économistes. A les entendre, toute la population va se ruer sur les bureaux de change pour convertir ses dinars et les faire sortir. L'expérience internationale prouve qu'en dehors des situations exceptionnelles (guerre civile), cette approche relève de la fiction. En premier lieu, l'Etat peut décider de protéger les revenus pétroliers et ne pas les engager sur ce marché ; uniquement les agents privés (et pourquoi pas les entreprises publics économiques hors Sonatrach) sont invités à agir sur le marché. Mais il faut comprendre un mécanisme essentiel. Pour qu'on puisse échanger des dinars, il faut bien que quelqu'un les accepte en échange de devises pour les utiliser en Algérie. La somme des dinars offerts sur le marché sera égale à la somme demandée (le taux de change égalise les deux). Les dinars ne vont pas s'envoler. Ils seront tout de suite mis en circulation par les nouveaux acquéreurs. La situation ne sera pas très différente de ce qui se passe maintenant. Un économiste comprendrait que cette crainte, pour une économie comme la nôtre, est fondamentalement injustifiée. Le blanchiment d'argent est aussi une fausse appréhension. Avec le système des bureaux de change on a une meilleure traçabilité des opérations. Or actuellement, avec le marché de la devise parallèle, on ne sait pas qui échange quoi. Si on veut réduire le blanchiment d'argent, nous devrions introduire ce système. Le dernier point concerne le différentiel du taux de change (écart entre taux officiel et celui pratiqué par les bureaux de change). Il existe aujourd'hui dans les faits. Si on analysait l'historique des fluctuations de change, nous remarquerions que le différentiel oscillait entre 1 et 35%. Il est raisonnable de prévoir que ces marges continueront à opérer dans le futur. Elles ne sont pas insupportables. Avec de meilleures politiques économiques, le différentiel se rétrécirait. Il est tout à fait compréhensible que les premiers mois vont connaître une situation anormale ou le glissement par rapport au taux officiel serait grand. Mais généralement tout rentre dans l'ordre par la suite. Il faut veiller à ce qu'il y ait une forte compétition entre les bureaux de change. C'est par le truchement de la concurrence qu'on aurait un différentiel de taux de change acceptable. Il ne faut surtout pas localiser les bureaux de change uniquement au sein des banques publiques. Nous devons avoir des bureaux privés afin de s'assurer qu'il y a une intense compétition. On peut opter au début par un flottement dirigé puis lâcher le processus. L'Etat peut injecter des ressources sur ce marché ou choisir de le laisser fonctionner par ses propres ressources (qui sont aujourd'hui très disponibles). L'expérience montre, que passé quelques mois, le différentiel redeviendra ce qu'il était avant l'introduction des bureaux de change. Bénéfices des bureaux de change Nous avons essayé de montrer que les principales craintes liées à l'introduction des bureaux de change sont grandement exagérées. Nous allons signaler que l'Algérie se prive d'un formidable outil de régulation économique. Il est malcommode aujourd'hui pour les citoyens et les chefs d'entreprise d'aller chercher dans des locaux insalubres chez des individus parfois douteux des devises avec tous les risques que cela comporte : faux billets, agressions, etc. Quand deviendrons-nous un pays normal avec une économie normale ? Il faut savoir que l'accès à ce marché est une soupape de sécurité qui permet à certains citoyens d'acquérir des biens et services indispensables. Beaucoup de nationaux achètent rapidement des pièces détachées industrielles pour faire fonctionner l'appareil de production, accèdent aux soins à l'étranger ou font des études poussées de très grande qualité. Ce faisant, ils produisent plus de biens et de services pour le pays et libèrent des places pédagogiques et des lits d'hôpitaux publics pour les citoyens à revenus modérés. Des bureaux de change compétitifs peuvent permettre la production d'un taux de change réel qui serait le meilleur indicateur de la parité de notre monnaie. Il faut reconnaître à la Banque centrale algérienne une réussite de taille dans le flottement dirigé de notre monnaie. C'est l'un des mécanismes qui fonctionne le mieux dans notre système économique. La Banque centrale a aussi des résultats très satisfaisants en matière de contrôle de l'inflation. Nous avions des taux qui dépassaient les 40% durant les premières années de la décennie quatre-vingt-dix ; puis progressivement, le taux s'est en général stabilisé sous les 5%. Ces deux achèvements nous ont permis de passer avec un minimum de heurts des périodes de sévères troubles. Le seul point noir réside dans la gestion incongrue des pertes de change. Dans l'ensemble, et en attendant le processus de convertibilité qui risque de prendre du temps, il faut sérieusement considérer d'autres alternatives. Il est temps de passer à autre chose : le recours à des bureaux de change compétitifs. D'ailleurs, cette opération serait un prélude à la convertibilité qui va prendre quelques années ou même quelques décennies. Par ailleurs, nous pouvons utiliser ce nouveau marché pour réduire drastiquement nos importations. L'Etat peut protéger ses ressources en devise en provenance des hydrocarbures en les utilisant uniquement pour couvrir les importations incompressibles (alimentation, médicament, matières premières, bien d'équipements) et laisser les opérateurs économiques se procurer les biens de luxe (parfums, or, véhicules puissants etc.) en utilisant les bureaux de change. On ne comprend pas pourquoi on peut importer des diamants à un taux de change officiel (parfois sous-évalué) et les vendre en fonction de l'offre et la demande. Nous avons là un des instruments les plus efficaces pour réduire les importations. De toute façon, toutes les autres tentatives dans ce sens – comme le crédit documentaire - se sont soldées par des échecs cuisants. Nous avons à notre portée un dispositif qui fonctionne mieux et nous ne l'utilisons pas. Il y a bien d'autres avantages marginaux comme des gains pour le Trésor public. Une analyse des coûts-bénéfices de l'introduction des bureaux de change révèle que les avantages sont énormes. Les craintes sont exagérées. Nous avons les exemples de pays qui les ont introduits avec des résultats très encourageants. Nous ne comprenons pas l'immobilisme des autorités monétaires dans ce domaine. Le contrôle de l'inflation et une saine gestion du flottement dirigée sont à mettre à l'actif de nos décideurs. Mais il faut aller rapidement vers autre chose. On a l'impression qu'il n'y a que les crises qui font bouger nos responsables. N'attendons pas d'autres catastrophes pour introduire les outils contre les pertes de change et surtout les bureaux de change. Une économie de marché a besoin de nombreux outils pour fonctionner efficacement. Il ne faut pas s'arrêter à mi-chemin alors que le monde évolue. Gérer c'est prévoir. Et la prochaine étape pour les autorités monétaires devrait être d'introduire ces nouvelles institutions indispensables au bon fonctionnement d'une économie de marché.