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«Nous avons réalisé quelque chose d'extraordinaire, et ce n'est que le début» Sofiane Rabia et Azouz Lounis. Membres du Comité autonome des étudiants de l'Ecole nationale supérieure de statistique et d'économie appliquée (ex-INPS).
Malgré l'abrogation du décret présidentiel relatif à la grille indiciaire des régimes de rémunération des fonctionnaires, les étudiants ne décolèrent pas. Mardi, ils ont répondu massivement à l'appel à la marche lancé par la Coordination nationale autonomes des étudiants. Désormais, c'est une réforme de l'enseignement supérieur que demandent les étudiants. -La journée de mardi a été qualifiée d'«historique» ! Quelles sont vos impressions, deux jours après ? Sofiane. Le matin, un nombre important d'étudiants des différentes écoles et universités s'est rendu devant la Grande Poste. Nous sommes restés bloqués pendant un certain temps, mais le nombre impressionnant d'étudiants ayant répondu à l'appel de la Coordination nationale autonome des étudiants nous a permis de franchir le premier barrage de sécurité. Personnellement, je ne m'attendais pas à une telle mobilisation. Il était convenu que la marche ait lieu de la Grande Poste jusqu'au Palais du gouvernement, mais face au dispositif sécuritaire très important, nous avons changé notre trajectoire et nous nous sommes dirigés vers la Présidence, où on a pu brandir nos slogans mais où, malheureusement, plusieurs étudiants, dont moi-même, ont été matraqués et malmenés. Nous sommes tout de même arrivés à réaliser quelque chose d'extraordinaire et à briser un tabou. Une marche pacifique et sans débordement aucun. La marche a réussi. -Vous avez, depuis février, fait grève, tenu des sit-in et même tenté des marches, qui ont toutes été empêchées… Sofiane. Dès le début du mouvement, nous avons été très organisés. Cela a commencé par la création de comités autonomes représentatifs des étudiants au sein de chaque école et de chaque université. A l'Enssea, les étudiants ont élu eux-mêmes leurs 25 représentants. Tous les étudiants étaient éligibles. Le comité n'a bien évidemment pas de couleur politique bien que les membres du comité ont le droit de s'engager à titre personnel. Le comité est horizontal et n'a donc ni président ni secrétaire général. Nous avons des cellules aux tâches bien définies : une cellule de communication, une autre de rédaction et même de logistique. Chaque comité tenait des réunions et des assemblées générales avec l'ensemble des étudiants de l'école ou de la faculté qu'il représentait. Puis les délégués des comités autonomes de différentes écoles et facultés ont commencé à coordonner leurs actions. C'est le travail acharné des délégués, le contact et les réunions rassemblant les étudiants, tous systèmes et filières confondus, qui ont fait que le mouvement prenne cette ampleur. Les universités, qui ont vu nos actions, à savoir les sit-in tenus devant le ministère, la nuit du 27 au 28 mars qu'on a passée dehors ou encore la bastonnade à laquelle nous avons eu droit devant le ministère, nous ont ensuite rejoints. Nous avons prouvé notre aptitude à nous organiser en un court laps de temps. -Où sont les syndicats d'étudiants agréés ? Est-ce leur absence qui vous a poussés à vous organiser et à créer une Coordination nationale autonomes des étudiants ? Sofiane. Ces syndicats sont-ils légitimes ? Représentent-ils réellement les étudiants ? Qu'ont-ils fait concrètement sur le terrain ? Se sont-ils adressés aux étudiants ? Jusqu'à maintenant, ils n'ont absolument rien fait. Ils ne sont que les organisations satellites de la tutelle qui les instrumentalise. Le fait que ces syndicats s'opposent à nos actions ne m'étonne pas. Il faut dissocier la lutte syndicale du mouvement politique. Non seulement ces organisations sont absentes, mais quand elles agissent, c'est pour revendiquer la baisse du volume horaire des cours ou encore la baisse de la moyenne du rachat ! Nous représentons tout de même l'élite, nous ne pouvons accepter cela. Lounis. Ils ont été mis en place par l'Etat pour accomplir une mission bien précise : détruire l'université algérienne et contrer la moindre initiative lancée par des étudiants qui ont envie de faire bouger les choses. De ce fait, le seul organisme susceptible de faire du vrai syndicalisme au sein des écoles, universités et cités universitaires sont les comités autonomes, les représentants légitimes des étudiants. -Le mouvement s'est généralisé à l'échelle nationale, ce n'est plus donc une affaire de décret présidentiel ? Lounis. L'université algérienne souffre d'une crise multidimensionnelle. Le mouvement qui a éclaté est la traduction d'un ras-le-bol général. Le décret présidentiel n'est que la goutte qui a fait déborder le vase. La grille de classification des diplômes a constitué le point de départ de notre mouvement. Nous avions, dès le début, une plate-forme de revendications dont l'abrogation du décret présidentiel faisait partie. Des revendications qui ont désormais changé puisque le mouvement s'est généralisé et a touché tout la territoire national. La CNAE a adopté une plateforme de revendications générale concernant à la fois les écoles et les universités. On demande maintenant une réforme effective et globale de l'enseignement supérieur, et que l'université algérienne renaisse. -Le mouvement dure et gagne en intensité… Lounis. C'est en ayant affaire au ministère que nous nous sommes rendus compte qu'il ne fallait surtout pas céder et qu'il fallait aussi appeler à une réforme. Quand le mouvement a commencé à prendre de l'ampleur, un premier communiqué a été publié par le ministère dans lequel il a été répondu à certaines de nos revendications, comme le maintien du diplôme d'ingénieur d'Etat et du magistère, ainsi que l'élaboration de passerelles entre le système classique et le LMD. Or, la loi d'orientation de 2008 stipulait déjà ce dernier point. Pourquoi avoir attendu trois ans et un mouvement estudiantin pour commencer à réfléchir à la question ? Ladite loi mentionnait le recours à des experts internationaux afin d'élaborer ces passerelles. Ce ne sont pas nos simples suggestions qui vont aider le ministère à faire cela. A la sortie de la réunion, le ministre nous a fait savoir qu'il fallait nous contenter de ce PV de réunion et que nous n'aurions rien d'autre ! C'est de cette façon que l'élite algérienne est traitée. Nous avons alors expliqué aux étudiants que ces réunions du ministère et l'abrogation du décret n'étaient qu'une manœuvre visant à tromper l'opinion estudiantine et à réduire nos revendications à la simple question des correspondances des diplômes. Le problème est bien plus profond et les étudiants l'ont bien compris. C'est pour cela que nous sommes passés à l'étape supérieure et que nous appelons aujourd'hui à une réforme globale et réelle de l'université, à un enseignement de qualité donc. Pour cela, il faudra allouer les moyens budgétaires, pédagogiques et scientifiques nécessaires. Des moyens qui existent, mais qui sont détournés. On connaît tellement le système, les gens ont conscience de se qui se passe. -Justement, d'autres slogans ont fait leur apparition cette fois-ci. Le mouvement est-il en train de se politiser ? Lounis. Ces slogans ont été scandés de manière spontanée. Les étudiants, qui étaient en train de réaliser une chose extraordinaire, marcher à Alger, se sont un peu emportés. Les slogans «Ulac smah ulac» et «Pouvoir assassin» étaient surtout une réaction au comportement de la police qui utilise la force pour les empêcher d'avancer. On ne peut pas contrôler tous les détails dans un mouvement aussi important, une foule ne raisonne pas, encore moins quand elle a un dispositif sécuritaire aussi important en face d'elle. Sofiane. Il ne faut pas oublier que, dès le début du moment, les étudiants font grève et se rassemblent devant le ministère ; ils s'opposent au pouvoir. Au départ, on tenait à ce que les revendications soient purement estudiantines. Cela reste du syndicalisme. Mais pour répondre à nos revendications légitimes, l'Etat a eu recours à la force et aux forces de police. C'est à ce moment-là que le mouvement a commencé à se radicaliser et à se politiser davantage. On a eu affaire à ce ministère pendant deux mois et nous sommes convaincus maintenant de son incompétence. Il est normal à ce moment-là d'appeler à son départ et de scander «Harraoubia dégage !». -Les Tunisiens ont donné un nouveau sens à ce terme «dégage !». Finalement est-ce qu'une réforme de l'université passe nécessairement par un changement du système ? Lounis. Je m'exprime à titre personnel en répondant oui à cette question. Mais les étudiants jusque-là n'ont adressé de message qu'à leur tutelle seulement. Aussi, les étudiants espéraient obtenir gain de cause plus rapidement. Ils ont eu la bastonnade comme réponse ; ils ont réagi en conséquence. Cela a commencé avec un mouvement purement estudiantin, aujourd'hui nous en sommes à «Harraoubia dégage !» Si le ministère continue à faire la sourde oreille à nos revendications légitimes, cela peut mener à une révolte populaire bien que nous n'appelons pas, en tant que Comité autonome d'étudiants, à cela. Mais les Algériens ne peuvent pas rester indifférents à ce qui se passe chez leurs voisins. Il ne faut pas oublier que ce sont toujours les jeunes, les étudiants, les chômeurs diplômés qui sont à l'origine d'une révolte populaire. Cela fait deux mois que les responsables nous font chanter et nous menacent soit avec la matraque, soit avec le spectre de l'année blanche. J'ai perdu ma vie monsieur le ministre, perdre une année ne m'effraie pas. -Jusqu'où peut aller le mouvement ? Peut-il aller jusqu'à la démission du ministre? Qu'en est-il du spectre de l'année blanche? Lounis. Beaucoup d'étudiants craignent l'année blanche, mais nous sommes là pour les convaincre que le changement est impératif. Nous pouvons trouver une solution rapidement pour l'éviter. L'université algérienne a déjà reçu deux avertissements. Les responsables mènent une politique à long terme visant à détruire l'université et à abrutir le peuple. Cela ne peut plus durer, un changement est impératif et il doit passer par nous. -20 000 étudiants algériens se trouvent actuellement en France. En 2010, 14 500 dossiers d'inscription ont été traités et 5000 visas d'études ont été délivrés par la France… Sofiane. Je suis sûr que cette année ce sera le double ! Certains pays sont prêts à accepter ces étudiants et à leur garantir des conditions convenables. Rien n'est fait pour empêcher la fuite des cerveaux. Bien au contraire, on nous pousse à partir. L'avenir est bouché dans ce pays. Lounis. Je crois quand même qu'il est bon de partir en formation mais avec l'intention de revenir. Ce pays a besoin de nous. Je reprends la citation de Tahar Djaout : «Il y a deux famille dans ce pays, la famille qui avance et la famille qui recule.» Les étudiants doivent s'inscrire parmi celle qui avance. Il y a tant de choses à faire dans ce pays. Nous avons déjà réalisé quelque chose d'extraordinaire, et ce n'est que le début…