Olivier Roy a été professeur agrégé de philosophie au lycée, diplômé de Langues O' en persan, puis docteur en science politique. A 61 ans, il enseigne aujourd'hui à l'Institut universitaire européen de Florence (Italie), où il dirige le programme Méditerranée, ainsi qu'au CNRS et à l'Ehess. Moins connu en France qu'à l'étranger, Olivier Roy a travaillé successivement sur l'Afghanistan, l'Iran, le Moyen-Orient, l'Islam politique, les musulmans en Occident et, plus récemment, sur une approche comparative des nouvelles formes de religiosité (La Sainte Ignorance, au Seuil en 2008). -Qu'est-ce qui fait que cela explose dans des pays politiquement et socialement différents ? Politiquement, ils ne sont pas si différents que cela, puisqu'il s'agit toujours de régimes autoritaires. Vous avez la variante monarchique qui est plus légitime, plus établie et plus ancrée dans l'histoire du pays. Mais à part cela, non : les dictatures sont peu diversifiées. Ce qui est différent, c'est la sociologie et l'anthropologie politiques de chaque pays. Par exemple, il est clair qu'au Yémen et en Jordanie, la question des tribus est importante alors qu'elle ne se pose pas en Afrique du Nord ou en Egypte ou qu'en Syrie, on a le facteur alaouite : on n'a pas d'exemple ailleurs d'un groupe ethnico-religieux qui ait pris le pouvoir. Au fond, les différences sont dans la manière dont les pouvoirs se sont articulés sur la société pour se maintenir. Et, là où il y a eu une succession (Maroc, Syrie, Jordanie), c'est le fils qui a pris la place du père et qui a réformé le discours, mais pas les pratiques. -Quel est le poids du clivage entre chiisme et sunnisme ? Il y a un problème supplémentaire quand la demande de démocratie s'articule sur des clivages ethniques (Irak), confessionnels (Bahreïn) ou tribaux (Yémen), et là, le risque de répression et de violence est bien plus fort. C'est le cas par exemple à Bahreïn, où une minorité sunnite domine une majorité chiite. Pour les sunnites, soutenus par l'Arabie Saoudite, la démocratie est inacceptable car ils perdent le pouvoir. Alors que les chiites, qui sont loin d'être pro-iraniens, insistent justement sur le fait d'être citoyens de Bahreïn avant d'être chiites (dans les manifestations, ils agitent le drapeau national). Mais c'est un discours inaudible pour l'élite sunnite du Golfe. -Mais pourquoi cela explose-t-il presque partout et maintenant ? Il y a là un mystère. Cela fait vingt ans que le constat du blocage est fait, et ça explose maintenant. C'est ce qui me fait dire que c'est un phénomène générationnel : c'est l'arrivée d'une génération qui est née dans la crise qui n'a jamais investi l'islamisme comme une solution à tous ces problèmes parce que l'islamisme faisait déjà partie du paysage politique quand ils sont devenus politiquement conscients. Cette génération n'est pas idéologique. C'est la génération ras-le-bol, et c'est la fin des grandes idéologies, de toutes les grandes idéologies : islamisme, nationalisme, socialisme arabe. Il y a d'autres choses qu'il faudrait creuser. Par exemple, le pic de la croissance démographique : après eux, la natalité a chuté. C'est le baby boom, ce qui permet une comparaison avec Mai 68. -Quel est le rôle d'Internet ? Est-ce que les dirigeants de ces pays réalisent bien le changement politique que provoquent les réseaux sociaux, la «viralité» virtuelle ? Ils en voient les effets et les perçoivent négativement bien sûr. Ils voient Internet comme un nouveau média, une sorte de super Al Jazeera.Ils ne le voient pas du tout comme un nouveau lien social. Donc un nouveau média apparaît, il dit des choses qu'on n'aime pas, on le ferme. Ils n'ont pas compris qu'ils ont affaire à une nouvelle génération. Le paternalisme de l'intervention de Moubarak à la télé égyptienne le montre bien : «Moi aussi, j'ai été jeune, j'aime mon pays», etc. Mais ça ne marche pas car ils n'ont pas intégré la culture de ces nouveaux moyens de communication. -Les autres prennent-ils de la graine de ces révolutions tunisienne et algérienne ? Oui. La première leçon qu'ils ont retenue, c'est la prudence : il ne faut pas partir bille en tête contre ces mouvements, mais essayer de les désamorcer avant qu'ils n'atteignent un effet de masse. C'est ce que le gouvernement algérien essaie de faire. Mais ces mesures n'empêcheront pas le mouvement algérien de prendre de l'ampleur. S'il n'en prend pas, c'est qu'il y a d'autres obstacles, comme l'effet anesthésiant de la guerre civile. Mais on ne peut pas savoir peut-être que ça alimentera encore plus le ras-le-bol. -Quel est le poids réel des islamistes dans ces révolutions ? Il s'agit apparemment avant tout de mouvements séculiers... Dans toutes ces révolutions, les islamistes sont absents. Cela ne veut pas dire qu'ils ne vont pas revenir. L'islamisme est fini comme solution politique et comme idéologie, mais les islamistes sont là. C'est donc la grande inconnue. Je vois deux voies possibles qui ne sont pas incompatibles : -La voie turque : passage à l'équivalent d'une démocratie chrétienne, très conservatrice, mais qui joue le jeu du parlementarisme ; -ou une sorte d'Opus Dei : un mouvement qui dise : «Nous, la politique, on s'en fiche, ce qui est important pour nous, ce sont les normes religieuses.» Autrement dit, une «salafisation» des islamistes. Pour comprendre cela, il faut bien voir une chose importante : les islamistes se sont embourgeoisés. Ils sont devenus parlementaristes, mais aussi conservateurs, n'ont plus de projet social et sont donc absents des luttes économiques et sociales. C'est très net en Egypte : les Frères musulmans sont devenus des libéraux en économie. Ils sont pour les privatisations et contre la grève. Et ça, c'est vrai partout : les islamistes sont dans une fuite vers la morale, les mœurs, la vertu. Ils ne sont plus du tout à même de récupérer un mécontentement social. -Le modèle turc de l'AKP serait donc applicable à d'autres pays, comme l'Egypte ou la Tunisie ? Oui, bien sûr, il l'est, mais ça demande un certain temps puisque ce modèle s'inscrit dans une pratique du parlementarisme. Si les élections prennent le temps nécessaire, les islamistes n'auront pas la majorité en Egypte ou en Tunisie. En dehors d'un paroxysme comme l'Algérie en 1991, les islamistes font dans les 20% partout, mais il y a un risque d'anarchie, parce que la scène politique a été délibérément détruite par les régimes autoritaires.En Tunisie, une frange des gens va être déçue car il ne se passera rien sur certaines questions socio-économiques impossibles à résoudre à court terme, comme la jeunesse diplômée et sans travail. Les immigrés qui débarquent sur l'île de Lampedusa, ça montre que des gens n'y croient pas. Pour l'Egypte, je pencherais pour une évolution à la turque où l'armée s'érige en garante des institutions et des traités internationaux, c'est-à-dire le traité avec Israël. -Mais pourquoi les gens ne donneraient-ils pas une majorité aux islamistes ? Pourquoi voteraient-ils pour des gens qui n'étaient pas là pendant la révolution ? Ce n'est pas l'Iran de 1979, où les islamistes ont fait la révolution, ou l'Algérie de 1991, quand le Front islamique du salut était à la tête de la contestation. Les islamistes étaient à l'avant-garde, aujourd'hui, ils ne sont pas du tout dans la contestation. Ces révolutions représentent donc un «échec de l'Islam politique», pour reprendre le titre de votre livre de 1992 ? Oui, bien sûr, l'échec est là. Mais il était là avant. Le slogan majeur de l'Islam politique : «L'Islam a réponse à tout, il constitue un système global de gouvernance», personne n'y croit, mais l'erreur serait de croire que la déception des gens par rapport à l'islamisme les pousse à être laïques.Nous restons prisonniers du schéma «soit sécularisme politique, soit islamisme». Ce schéma ne fonctionne plus. L'Islam est «sur le marché» comme religion, mais pas comme idéologie. -Comment expliquez-vous le relatif silence d'Al Qaîda sur ces révolutions, notamment celui de l'idéologue du mouvement, l'ancien Frère musulman Ayman Al Zawahiri ? Il n'a rien à dire car c'est une défaite pour Al Qaîda. Comme Moubarak, Al Qaîda vivait de la polarisation : d'un côté, des régimes pro-occidentaux et, de l'autre, l'Islam. Désormais, Al Qaîda est aussi paumée que Moubarak. Son idée que, «tant que vous n'aurez pas vaincu le Grand Satan par le djihad international, vous ne pourrez rien réaliser dans vos pays», cette idée ne marche pas. Al Qaîda n'a aucune influence idéologique ou sociologique dans ces zones-là. Sa réponse devrait donc être un grand attentat quelque part, s'ils en ont les moyens, puisque c'est à travers cela qu'ils existent. -C'est donc un échec de la théorie du choc des civilisations, de Samuel Huntington ? Oui, échec complet. Huntington, c'est de la fantasmagorie, mais ça marche parce que ce fantasme est dans la tête des gens en Europe. Le 11 septembre est une belle réussite de ces idées. Ben Laden est «huntingtonien», c'est en cela que ce qui se passe est une très mauvaise nouvelle pour lui. -Le rapport à l'Occident a longtemps pesé sur les comportements politiques arabes. Or, dans ces révolutions, pas le moindre drapeau américain brûlé, pourquoi ? C'est l'effet Obama. Ces révolutions n'auraient pas pu avoir lieu sous Bush car il voulait exporter la démocratie. C'est ce qu'on n'a jamais saisi en France.On n'a jamais pris Bush au sérieux quand il disait : «J'envahis l'Irak pour installer la démocratie.» Une révolution amenée par une invasion militaire, évidemment, ça ne peut pas prendre. La démocratie, c'était l'étranger. Maintenant que les troupes américaines en Irak sont sur le départ et qu'Obama est revenu à une realpolitik, on peut se réclamer de la démocratie sans s'aligner sur les Américains. -Pensez-vous que ces révolutions puissent avoir un impact chez les musulmans d'Occident ? Oui, mais indirectement : ça casse la «fatalité musulmane» ressassée par les islamophobes de droite ou de gauche, qui disent que l'Islam serait incompatible avec la démocratie. Selon eux, pour que les immigrés s'intègrent, il faudrait donc une réforme théologique. Ce qui se passe dans les rues de Tunis et du Caire casse ce logiciel, casse tous les logiciels populistes.