C'est un livre volumineux de 650 pages qui nous donne un autre éclairage sur la place de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) dans le mouvement national, à travers les témoignages des acteurs qui ont quitté les bancs de l'université en 1956 pour rejoindre la lutte armée. Sorti aux éditions Casbah, l'ouvrage est signé Clement Moore Henry, 74 ans, Américain, ami de longue date des Algériens. Il a épousé leur cause en pleine guerre. De passage à Alger, et grâce à la complicité de notre ami, le sociologue Mustapha Madi, nous avons pu nous entretenir avec ce professeur en études politiques, qui a fait du droit et qui a tâté à l'histoire, une de ses passions. Clement Moore Henry est professeur de sciences politiques à l'université du Texas à Austin. Né en 1937, il était étudiant à Paris en 1957 et fut expulsé de France en 1958 pour son soutien en tant que représentant des étudiants américains à la cause algérienne. Auteur de plusieurs ouvrages, il vient de publier avec Robert Springborg, la 2e édition de Globalization and the Politics of development in the Middle East (Cambridge University Press-2010.) Son livre L'ugema (1955-1962) est un recueil de témoignages de ses anciens camarades algériens qu'il a pu rencontrer ces dernières années. «L'ugema n'a duré que 6 ans en tant qu'association autonome d'une société civile en plein essor. La lutte des clans du FLN et leurs tentatives clientélistes l'ont immobilisée à partir de 1961; l'Algérie a perdu l'art d'association en 1961», conclut Moore. Elle en paiera durement le prix quelques décennies plus tard, estime le sociologue Ali El Kenz, dans la préface du livre. - M. Clement Moore, comment vous est venue l'idée d'écrire sur l'Ugema plus d'un demi-siècle après sa création ? Au milieu des années cinquante, j'étais étudiant à Paris. J'avais terminé ma licence en théorie politique à Harvard. J'écrivais des thèses sur le droit naturel et ses implications en comparant Platon à Kant. J'étais affilié à l'Union des étudiants américains et j'avais à peine 20 ans. Durant l'été 1957, j'ai fait la connaissance d'un Algérien, Ali Lakhdari, qui était membre de l'UGEMA. L'Union des étudiants américains soutenait l'Algérie dans sa lutte. Entre le colonisateur et les Algériens, nous avions choisi notre camp. A l'époque, j'étais délégué représentant de notre Union. J'étais à Sciences Po. Parmi les étudiants, il y avait certains qui deviendront des personnages illustres comme Remy Leveau qui a écrit beaucoup de livres, notamment sur le Maroc et qui deviendra conseiller auprès du général Oufkir. De par mon statut de représentant, j'assistais aux congrès, notamment ceux des étudiants d'Afrique noire francophone. J'y ai fait un discours stigmatisant le colonialisme français et ses ignobles conséquences. J'ai carrément joué cartes sur tables en exprimant ma solidarité pour l'indépendance de l'Algérie. Les Français étaient hors d'eux et je suppose que c'est le terme ‘‘ignoble'' qui les a choqués. Cet épisode a été repris par le journal Le Monde qui m'avait cité. A partir de là, j'avais décidé de délaisser la philo pour les sciences politiques en vue d'être directement en prise avec la réalité. - Dans votre livre, on relève une mise au point de l'historien Mohamed Harbi... Vous savez, dans ce genre de témoignages, il y a toujours des versions contradictoires et c'est tant mieux ainsi. Harbi a donné son point de vue que je respecte, mais j'estime que ce n'est qu'un malentendu. Peut-être qu'il fallait aller au-delà de simples témoignages pour cerner tous les contours de cette structure. - Certaines voix se sont élevées aussi pour signaler des omissions... Vous n'ignorez pas que ce genre d'exercice est difficile, mais j'ai fait de mon mieux pour avoir le maximum d'avis. Je ne vous cache pas que j'ai interviewé beaucoup de membres de cette Union, mais pour des raisons qui leur sont personnelles, certains n'ont pas voulu rendre publiques leurs déclarations. En tout état de cause, j'estime avoir fait une étude représentative en associant les plus proches de la direction de cette Union, en tout cas les plus influents à l'époque comme Djelloul Baghli, Mahfoud Aoufi, Messaoud Aït Chalal, Belaïd Abdeslam, Lamine Khene, Ahmed Taleb... - C'est le sociologue Ali El Kenz qui a préfacé votre livre. Pourquoi ce choix ? Je connais bien Ali et le fait qu'il ne soit pas de la génération de l'Ugema me convenait. Il avait de la distance par rapport à cette époque. J'ai rencontré El Kenz plusieurs fois en Algérie, où je viens souvent depuis 1962. Je lui ai préfacé certains de ses essais sur l'Algérie et ses réflexions sur le monde arabe. D'ailleurs, je reste toujours en contact avec lui. - Vous avez écrit un livre traitant de la globalisation et du développement au Moyen-Orient. Selon vous, quel est l'impact de la mondialisation sur les sociétés arabes ? J'estime que la globalisation est une bonne chose, même s'il subsiste un problème d'adaptation des économies arabes au phénomène d'ouverture. Le grand problème est l'adaptation à ce nouveau monde. Nous avons quatre catégories de régimes politiques dans le monde arabe. Les démocrates, les monarchies, les républiques démocratiques et populaires qui sont en fait des régimes prétoriens et des Etats policiers, avec cette distinction qu'il y a des Etats formés dès le XIXe siècle, avec des assises étatiques comme l'Egypte et la Tunisie. Les autres Etats sont des Etats Bunkers, où le gouvernant est d'un côté et le gouverné de l'autre. Un immense fossé les sépare. Il n'y a pas d'intermédiaire entre eux. Il y a les intermédiaires clientélisés comme les associations de la société civile qui ne sont pas autonomes et qui sont un outil aux mains des pouvoirs en place. - Que vous inspirent les révoltes arabes actuelles ? Je ne vais pas déflorer le contenu de mes pensées puisque je suis en train d'écrire sur ce sujet. Mais je vais vous donner mon sentiment. L'éveil qui a lieu tend vers le changement. La transition démocratique pacifique est possible. Nous l'avons constaté en Tunisie, alors qu'elle est moins certaine en Egypte. Mais les sociétés de ces pays peuvent compter sur leur super structures comme les banques, le secteur privé, l'économie de marché qui sont nettement en avance sur ce plan par rapport aux autres pays arabes. En Algérie, il y a une évolution pour sortir du Bunker. Il faut un secteur privé dynamique, avec des banques privées sérieuses pas comme celles auteurs de scandales et qui ont atomisé les avancées attendues. Les associations ne doivent pas dépendre des subventions de l'Etat sinon elles deviennent des clientèles. Il ne faut pas que tout se fasse d'en haut. La base doit avoir son mot à dire dans la gestion de sa vie quotidienne. Pour revenir à l'histoire, l'UGEMA n'a pas été créée par le FLN. Elle jouissait d'une autonomie de décision. Une véritable institution même dans la clandestinité. On ne peut la comparer à l'UGTA, par exemple, qui est affiliée au FLN parti Etat et qui est un appendice du pouvoir. En vérité, seule une société civile forte peut amorcer un véritable changement. - Le pouvoir algérien vient de lancer des réformes pour tenter de contenir la colère de la rue … Il faudra attendre pour voir tous ces nobles objectifs se concrétiser. Une attention particulière est accordée au rôle des femmes et ça c'est un élément positif. Il y a un secteur informel qu'il faut absolument aider à se formaliser. Il y a des avancées dans l'agriculture, qui nécessite une mise à niveau qu'il faut encourager. Il y a une relative liberté d'expression. Il faut remettre sur les rails un tissu industriel destructuré et surtout débureaucratiser. L'Algérie a évité des événements graves et garde toujours les séquelles de la décennie noire. Mon sentiment, c'est que le pétrole ne doit pas être une source d'orgueil et que l'Algérie doit se mettre au travail. Le pétrole est une source tarissable et pour être compétitif économiquement, il faut absolument se mettre au travail.