La crise multidimensionnelle qui secoue l'université algérienne depuis trois décennies a atteint son paroxysme durant cette année académique 2010/2011. Cela fait plus de deux mois que le mouvement étudiant autonome est en grève et lutte pour une université publique et performante et pour la démocratisation de la gestion de l'université. Il est urgent à notre avis, pour comprendre ce vaste mouvement de protestation des étudiants, de proposer des clefs de lecture à la crise de l'université algérienne. Clefs pour la lecture et le décryptage de la crise de l'université algérienne. L'université algérienne vit une crise multidimensionnelle endémique depuis trois décennies. Cette crise trouve son origine dans un certain nombre d'éléments que nous verrons plus tard. Avant de développer notre analyse, nous rappellerons le parcours de l'université algérienne depuis l'indépendance. Les 503 étudiants de l'année 1953-1954 et les 2750 étudiants de la rentrée 1962-1963 deviennent, à la rentrée 2010-2011, 1 500 000 (tous cycles confondus) encadrés par 44 000 enseignants. En 1962, l'Algérie ne disposait que d'une seule université, héritage colonial et de deux petites annexes à Oran et Constantine. En 2010-2011, le réseau universitaire est constitué de 72 établissements répartis dans 43 wilayas et se répartissant ainsi : 36 universités, 13 centres universitaires, 16 écoles nationales supérieures, 5 écoles normales supérieures, 12 écoles préparatoires, sans parler des établissements hors MESRS. La politique des œuvres universitaires de notre pays : la bourse octroyée à l'écrasante majorité des étudiants, l'hébergement en cité universitaire (52%) et le transport universitaire sont des caractéristiques du système universitaire algérien. Il faut souligner un fait important : de l'indépendance à l'an 2000, l'université algérienne a formé 500 000 diplômés. Les éléments de la crise Le secteur de l'enseignement supérieur souffre depuis le début des années 1980 de l'absence d'une politique nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Cette politique doit fixer les objectifs stratégiques en fonction des besoins économiques, sociaux et culturels de la société algérienne. L'unique «politique» des pouvoirs publics demeure la gestion des flux d'étudiants. La seule et unique politique nationale de l'enseignement supérieur qu'a connue l'Algérie est la RES (Réforme de l'enseignement supérieur). Elle a été promulguée en 1971 et c'était le fruit des luttes et des sacrifices des militantes et militants de l'UNEA historique (1). La RES a permis le démantèlement de l'université coloniale, la démocratisation de l'enseignement supérieur et l'égalité des chances entre les étudiants et la formation de cadres pour l'édification d'une économie nationale au service du développement de notre pays. C'est dans les années 1980, avec l'arrivée des premiers flux massifs d'étudiants, que débute la crise de l'université, qui va se traduire par les éléments suivants : - la fin d'une politique nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, au profit de la «politique» de gestion des flux d'étudiants ; - la dégradation dramatique des conditions pédagogiques et de l'exercice du métier d'enseignant : amphis et salles de TD surchargés, faiblesse des moyens matériels, suppression des TP, des mémoires de fin d'études et des stages de terrain, non-respect des normes pédagogiques de l'Unesco ; - la dissolution dans la plus grande opacité de l'ONRS (Office national de la recherche scientifique), mettant fin à la politique de la recherche-formation, nécessaire à la reproduction de l'université ; - la diminution drastique du budget alloué à l'enseignement supérieur après la chute du prix du pétrole en 1986 et l'arrêt de la construction de grandes universités ont aggravé le déficit en infrastructures sur le plan pédagogique et social ; - l'arrêt des investissements économiques va entraîner une diminution dramatique des débouchés pour les diplômés de l'université qui vont grossir les rangs des chômeurs ; - la gestion opaque et antidémocratique de l'université par la bureaucratie universitaire constituée des recteurs, vice-recteurs, directeurs d'instituts (aujourd'hui doyens de facultés) chefs de département ; - la dégradation des conditions socioprofessionnelles des enseignants ; - une diminution du budget de formation de l'étudiant qui va passer de 700 dollars en 1987 à 200 dollars en 1999 (2) ; - La précarisation et la dépermanisation du métier d' enseignant, une diminution du ratio d'encadrement à cause de l'arrêt du recrutement d'enseignants permanents (3) ; - l'exil économique interne et vers l'étranger des enseignants du supérieur et des diplômés universitaires (4). L'université a perdu sa fonction universelle, c'est-à-dire la production du savoir, la transmission et l'application de ce savoir pour devenir une machine à produire l'échec et des chômeurs diplômés . Un nouvel élément de la crise : le système d'enseignement LMD. La réforme LMD est entrée en vigueur (sans débat et sans concertation avec les étudiants et les enseignants) dans l'université algérienne depuis 2004 et elle s'est généralisée depuis 6 ans dans la majorité des établissements universitaires du pays (particulièrement dans les filières des sciences et technologie). Cette réforme remet en cause les fonctions académiques de l'université, la démocratisation du savoir et l'égalité des chances entre les étudiants. La réforme LMD a détruit le cadre national des diplômes. En effet, 1583 licences et masters ont été habilités dans 44 établissements universitaires du pays depuis 2007 ! Seule une réforme qui préserve les acquis du secteur public universitaire depuis l'indépendance, qui vide le système LMD de son contenu néolibéral, qui préserve le cadre national des diplômes universitaires, pourra jeter les fondations d'une université publique. Propositions pour une université publique performante : la réforme de l'université est indispensable, car la crise qui la secoue depuis trois décennies l'empêche de jouer ses rôles et d'assumer ses fonctions. L'Algérie fait partie des rares pays du Sud qui possèdent une université nationale riche d'un potentiel humain et matériel, capable de jouer un rôle stratégique dans la construction d'une économie forte et prospère comme l'ont fait les universités chinoise, indienne et brésilienne. En plus de l' augmentation des crédits pour l'enseignement supérieur (et surtout le budget de la formation pédagogique de l'étudiant), du recrutement massif d'enseignants permanents, de la construction de nouvelles universités afin de pallier à l'avance les déficits en places pédagogiques, nous soumettons les propositions suivantes : Proposition n° 1 : organisation d'Etats généraux de l'université pour établir un diagnostic de la crise et proposer des perspectives pour la refondation de l'enseignement supérieur en Algérie. Proposition n°2 : consacrer définitivement la démocratisation de la gestion de l'université par l'élection des recteurs ou présidents d'université, des doyens de faculté et des chefs de département sur la base d'un programme et d'un mandat unique de 3 ans conformément aux recommandations de l'Unesco. Proposition n° 3 : la démocratisation du savoir, l'égalité des chances entre étudiants et la préservation des fonctions académiques de l'université et du caractère public du secteur de l'enseignement supérieur doivent être consacrées «constantes nationales». Proposition n° 4 : sauvegarder le cadre national du diplôme algérien, c'est-à-dire la licence LMD, le master et le nouveau doctorat doivent avoir un caractère national. Il faut aussi maintenir la formation du diplôme d'ingénieur au niveau des universités (bac + 5) (ce diplôme représente un grand acquis du système public universitaire algérien). Proposition n° 5 : il faut établir des équivalences entre les anciens diplômes et les nouveaux diplômes et permettre l'accès aux diplômés du système classique (licence, DES, diplôme d'ingénieur) aux études de post-graduation. Proposition n° 6 : les comités pédagogiques nationaux doivent élaborer les contenus des programmes et fixer les objectifs pédagogiques des diplôme d'ingénieur, de licence et de master. Proposition n° 7 : le secteur économique public et le secteur privé national productif doivent avoir la priorité dans le partenariat économique avec l'université. Proposition n° 8 : création d'un organisme national de la recherche scientifique, doté de structures de gestion administrative et scientifique (conseil scientifique) où siègeront les représentants élus des chercheurs universitaires et permanents. Cet organisme sera chargé de définir les programmes de la recherche scientifique, de regrouper le potentiel des chercheurs et le mobiliser autour d'une politique nationale de la recherche sur les axes prioritaires (voir proposition n°9) Proposition n° 9 : définir les axes et les objectifs stratégiques de la recherche scientifique pour les 20 ans à venir en focalisant sur les axes suivants : la biotechnologie animale et végétale (afin d'assurer l'autosuffisance alimentaire et garantir ainsi la sécurité alimentaire de notre pays), la santé des populations, l'industrie pharmaceutique nationale (fabrication de médicaments génériques pour soigner les pathologies qui touchent la population algérienne, production de vaccins, les antibiotiques,...), l'informatique et la microélectronique, les ressources hydriques, les énergies renouvelables et la protection de l'environnement. Il faut aussi un programme spécifique de la recherche en sciences sociales (avec un budget conséquent) et veiller strictement à la défense de la liberté dans leurs activités des chercheurs qui travaillent sur ces axes de recherche liés aux enjeux politiques et sociaux du moment de la société algérienne. Notes et références bibliographiques : (1) UNEA historique : Union nationale des étudiants algériens (héritière de l'Ugema) syndicat autonome des étudiants qui a activé du 23 août 1963 au 18 janvier 1971 (date de sa dissolution par le régime du président Houari Boumediène) après une féroce répression menée contre ses militants par la police politique. (2) Le budget cumulé pour une formation universitaire graduée est de : 55 500 U$ en Allemagne, 47 200 U$ aux Pays-Bas, 44 700 U$ au Danemark et 36 800 U$ en France. Aux USA, le pays d'origine du système LMD, les frais d'inscription pour une année à l'université de Harvard ou au Carlyle College sont de 35 000 U$! Cette somme ne constitue que 16% du budget de formation par an et par étudiant au Carlyle College. (3) Le ratio d'encadrement est d'un enseignant pour 15 étudiants selon les normes de l'Unesco. En Algérie, il est d'un enseignant pour 28 étudiants, mais en réalité, dans les filières de sciences sociales et humaines (sciences économiques, droit et langues) il peut être dans certaines universités et centres universitaires d'un enseignant pour 89 étudiants ! (4) Des milliers d'universitaires tous diplômes confondus se sont exilés depuis le milieu des années 80 jusqu'à 2004. Pour l'année 2001, 536 universitaires en poste à l'université ont quitté le pays. C'est un exil économique vers l'Europe (essentiellement la France), le Canada et vers les pays du Moyen- Orient. Selon une étude parue dans Le Courrier de l'Unesco en 1998, les pays du Sud exportent chaque année 10 milliards de dollars vers les pays du Nord. Ce montant représente tout simplement le coût de la formation et des frais de séjour des étudiants des pays du Sud dans les pays du Nord où ils s'exilent pour continuer leurs études.