Les conditions catastrophiques de la rentrée universitaire 2004-2005 ont exacerbé la crise que vit l'université depuis deux décennies. Les récents événements survenus à l'université de Sidi Bel Abbès et d'Alger (voir plus loin pour les détails) ont mis à nu l'absence de gestion démocratique de l'université et l'utilisation de la force pour gérer les problèmes socio-pédagogiques des étudiants. En effet, l'université algérienne détient un triste record en matière de déficit démocratique dans sa gestion. La loi d'orientation de l'enseignement supérieur d'avril 1999 et le décret exécutif du 23 août 2003, fixant les missions et les règles particulières d'organisation et de fonctionnement de l'université, sont très en retrait des normes universelles en matière de gestion démocratique de l'université. Pis, l'université connaît une véritable régression en ce qui concerne les élections des responsables pédagogiques car, il faut le rappeler, les doyens des facultés étaient élus avant 1971 (1) et les directeurs d'instituts étaient aussi élus à la fin des années 1980 (2). Depuis une dizaine d'années, tous les responsables pédagogiques, c'est-à-dire les recteurs, les vice-recteurs, les directeurs d'instituts et des grandes écoles, les doyens et les chefs de département des facultés, sont cooptés par le pouvoir. A travers la cooptation des recteurs, des directeurs et des doyens, le pouvoir détient en fait les vrais centres de décision de la gestion de l'université. Tous les organes de gestion de l'université mis en place par le décret exécutif du 23 août 2003 et où siègent les représentants élus des acteurs de la communauté universitaire, ne sont qu'un « leurre » destiné à créer un « décor démocratique ». L'écrasante majorité de la communauté universitaire est exclue de toute participation à la gestion de l'université, et de toutes les décisions importantes qui engagent l'avenir de l'université. Il faut souligner qu'en Europe, en Amérique, à Haïti, au Sénégal, au Burkina Faso et ailleurs, les responsables pédagogiques de l'université sont élus et ils représentent l'université auprès du pouvoir. Dans l'université algérienne, c'est tout à fait le contraire, les responsables pédagogiques sont cooptés par le pouvoir et ils le représentent auprès de l'université. (3) La démocratisation de la gestion de l'université est un enjeu social et politique stratégique car l'un des éléments majeurs de la crise multidimensionnelle qui secoue l'université depuis le début des années 1980 est sa gestion despotique, opaque et rentière par la bureaucratie universitaire (4). Toutes les réformes de l'université sont vouées d'avance à l'échec, si la démocratisation de la gestion de l'université n'est pas mise en place auparavant. Nous citerons quelques événements récents, qui traduisent les graves dérives liées à l'absence d'une gestion démocratique de l'université : les poursuites judiciaires engagées par les recteurs de l'université de Skikda et de Béjaïa contre les syndicalistes du Conseil national des enseignants du supérieur, syndicat majoritaire des enseignants du supérieur (CNES) pour avoir défendu les revendications socioprofessionnelles des adhérents. Les derniers événements survenus à l'université de Sidi Bel Abbès, le 8 janvier 2005, où une vingtaine d'étudiants ont tenté un suicide collectif parce qu'ils avaient été exclus, suite à un mouvement de protestation autour de leurs problèmes socio-pédagogiques. La violation des franchises universitaires(à l'appel du recteur de l'université d'Alger et avec l'accord du conseil d'administration de l'université) (5) par les forces de l'ordre, de la faculté des sciences politiques et de la communication, dans la nuit du lundi 10 janvier au mardi 11 janvier 2005, pour expulser des étudiants qui demandaient la libération de leur camarade Merzouk Hamitouche, arrêté suite à un mouvement de protestation sur les problèmes sociaux liés aux conditions catastrophiques de la rentrée universitaire 2004-2005. Cette intervention musclée des forces de police s'est traduite par des dizaines de blessés du côté des étudiants et par des arrestations d'étudiantes et étudiants. Ils furent libérés trois jours après, cependant, deux étudiants arrêtés ce jour-là, demeurent toujours incarcérés. (6) Ces trois événements pris, parmi tant d'autres, malheureusement, démontrent à eux seuls que l'absence d'une gestion démocratique de l'université a laissé la place à la force (c'est-à-dire la justice et les forces de l'ordre) comme l'unique mécanisme de gestion des problèmes de la communauté universitaire, au lieu du dialogue et du partenariat social. L'appel du syndicat CNES à une journée nationale de protestation le 7 février 2005, pour la défense des franchises universitaires et des libertés syndicales, traduit l'extrême gravité de la situation qui règne sur les campus. Il est temps pour la communauté universitaire d'ouvrir un large débat sur la crise de l'université, sur sa gestion et sur les moyens de construire un système universitaire démocratique. (7) La lutte pour la démocratie en Algérie a commencé dans l'université et il est paradoxal aujourd'hui que la démocratie s'arrête aux portes du campus ! Qu'est-ce que la démocratie à l'université ? Comment faire de l'université un espace de la citoyenneté ? Quels sont les enjeux stratégiques de la démocratisation de la gestion de l'université ? Quels sont les acteurs de la communauté universitaire qui luttent aujourd'hui pour une gestion démocratique de l'université ? Un espace de la citoyenneté Un système universitaire démocratique correspond avant tout à une université gérée dans la transparence et avec la concertation la plus large des acteurs de la communauté universitaire. L'exclusion de la grande majorité des acteurs de la communauté universitaire de la gestion de l'université depuis deux décennies a entraîné une démobilisation, une démotivation des acteurs de la communauté universitaire, un gaspillage des ressources, une prolifération de la violence dans les campus et l'exil des universitaires. L'université s'est totalement déconnectée de son environnement et vit dans un « autisme social » profond. L'élection des responsables pédagogiques par les enseignants est une condition sine qua non pour les impliquer ainsi que les autres acteurs de la communauté universitaire dans le redressement de l'université. Cette élection n'est qu'une première étape dans la mise en place du processus de la démocratisation de la gestion de l'université. Cette élection va créer les conditions pour rendre la gestion de l'université transparente et efficace. Les candidats au poste de doyens de facultés et de recteurs d'université devraient présenter un programme de travail avec des objectifs à atteindre durant leurs mandats et mener une campagne électorale afin de susciter une grande participation des enseignants aux élections. Les élections doivent se dérouler sur deux jours, et à la même date, au niveau de tous les établissements universitaires, afin de faire participer la majorité des enseignants, et d'en faire un enjeu national. Le nombre de mandats doit être limité à deux. Ensuite, dans une deuxième étape, il faudra élire les organes représentatifs de la communauté universitaire comme les conseils de faculté, le conseil scientifique de l'université et le conseil d'administration de l'université, en veillant à une représentation démocratique de l'ensemble de la communauté universitaire et à une forte participation de la communauté universitaire à ces élections (8). Les délégués des trois corps (étudiants, enseignants et personnels ATS au Conseil d'administration de l'université), seraient désignés par les membres de leur corps lors d'élections générales sur l'ensemble de l'université, élections qui verraient s'affronter des listes partisanes et qui seraient précédées de véritables campagnes électorales. Les organes de gestion dans un système universitaire démocratique participent ainsi aux grandes décisions qui engagent l'avenir de l'université. Les enjeux stratégiques « Par ailleurs, l'université est une collectivité qui est d'autant plus forte qu'elle est unie et que les décisions, les orientations qu'elle prend sont assumées collectivement. Le développement de la participation paraît donc de nature à renforcer la position d'autonomie de l'université dans la société, notamment face au pouvoir politique » (9) Les enjeux stratégiques de la démocratisation de l'université sont résumés dans cet extrait d'un document de l'Union nationale des étudiants suisses. Dans un système universitaire démocratique, l'université est un collectif et les décisions sont prises après concertation de la majorité des acteurs de la communauté universitaire. Les processus électifs sur la base de programmes vont entraîner un grand développement de la participation et donner une légitimité aux responsables pédagogiques, aux organes représentatifs de la communauté universitaire et vont créer une autonomie de l'université face au pouvoir politique. L'autonomie de l'université publique signifie avant tout la création d'une fonction intellectuelle critique, elle signifie aussi former l'esprit critique des étudiants qui trouveront ensuite le moyen de développer une pensée autonome et créative au service de la société (10). Elle signifie aussi que l'université doit être au service du développement scientifique et culturel de la société et non une machine à produire l'échec et les chômeurs. Elle veut dire aussi que les grandes décisions qui engagent l'université doivent se prendre en concertation et avec la participation de tous les acteurs de la communauté universitaire. Les luttes du syndicat CNES pour la démocratisation de la gestion de l'université : retour sur la lutte des enseignants de l'université de Sidi Bel Abbès. De tous les acteurs de la communauté universitaire, seuls les enseignants, à travers le syndicat CNES, se battent depuis une dizaine d'années pour la démocratisation de la gestion de l'université. Les étudiants et le personnel ATS n'ont pas pour le moment, à travers leurs organisations syndicales, posé cette revendication. Ce n'est pas un hasard si le syndicat CNES se retrouve à l'avant-garde de la lutte pour la démocratisation de la gestion de l'université depuis une dizaine d'années. En effet, ce sont les grèves menées par le syndicat CNES en 1996-1997, 1998-1999 et 2001-2002 autour de revendications socioprofessionnelles qui ont permis de comprendre les fonctions de la bureaucratie universitaire et la nécessité stratégique de la démocratisation de la gestion de l'université. A chaque mouvement de grève, les enseignants se retrouvaient en face de la bureaucratie universitaire qui usait de tous les moyens répressifs pour briser la grève. Les grèves du syndicat CNES ont mis à nu les fonctions de la bureaucratie universitaire, qui sont : Le quadrillage politique de la communauté universitaire pour briser tout mouvement de contestation des acteurs de la communauté universitaire autour de leurs problèmes socioprofessionnels. La gestion et la répartition de la rente sous forme d'heures complémentaires, de stages de formation à l'étranger, de congrès scientifiques et autres avantages. Comme on peut le constater, nous sommes loin des rôles académiques assurés par une administration universitaire dans un système universitaire démocratique. C'est pour cela que le syndicat CNES - en tant que syndicat démocratique - va à partir de l'année 2000, faire de la démocratisation de la gestion de l'université une revendication stratégique et prioritaire, afin de contribuer, avec les autres acteurs de la communauté universitaire, à la construction d'un système universitaire démocratique. Les enseignants de l'université de Sidi Bel Abbès (USBA) vont jouer (jouent) un rôle important dans la lutte pour la démocratisation de la gestion de l'université et donnent une visibilité à ce combat du syndicat CNES. En effet, en juin 2000, en accord avec le recteur de l'époque et le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS), les enseignants de l'USBA ont élu les doyens dans cinq facultés pour un mandat de trois ans. Cette élection va transformer la gestion de l'université de Sidi Bel Abbès et entraîner une forte implication des enseignants dans la gestion de leur université. En mai 2003, les négociations entre le recteur de l'USBA (qui a remplacé le recteur en poste en 2000) et la section CNES-USBA s'ouvrent sur le mode désignation des doyens des facultés en fin de mandat. Les deux parties arrivent à un accord pour l'élection de deux enseignants par faculté, le recteur devait choisir un enseignant pour sa nomination par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Les élections ont lieu en octobre 2003, deux semaines après, le MESRS refuse d'appliquer les accords passés entre la section CNES et le recteur. Ce déni de démocratie, c'est-à-dire le refus de nommer les doyens élus par les enseignants, va entraîner une grave crise et un mouvement de protestation durant toute l'année académique 2003-2004. Ce mouvement de contestation va culminer par le boycott des examens par les enseignants de l'USBA (12 000 étudiants ont été bloqués dans leur cursus) l'occupation des facultés par les étudiants et l'organisation de marches dans la rue pour exiger une solution à ce problème afin qu'ils puissent passer leurs examens, et l'année blanche fut évitée de justesse. (11) Le syndicat CNES a fait une journée nationale de protestation le 25 avril 2004 pour soutenir les enseignants de l'USBA et a organisé le jour-même un vote-sondage sur la question « Etes-vous pour l'élection de vos responsables pédagogiques ? » L'écrasante majorité des enseignants consultés, tous grades confondus, a répondu : « Oui aux élections des responsables pédagogiques. » Malgré cela, le pouvoir persiste dans son refus de dénier aux enseignants du supérieur le droit d'élire leurs responsables pédagogiques et s'oppose toujours aux choix démocratiques des enseignants de l'USBA, puisque les doyens élus en octobre 2003 ne sont toujours pas nommés. Il est temps que la démocratie revienne à l'université, afin que le dialogue et le partenariat social soient les seuls mécanismes de gestion des problèmes de la communauté universitaire. Conclusion : La démocratisation de la gestion de l'université est devenue une urgence et constitue un premier pas pour résoudre la grave crise qui secoue l'université depuis deux décennies. La démocratie à l'université va créer un espace de la citoyenneté qui va développer la participation et la concertation la plus large des acteurs de la communauté universitaire, afin que l'université se mette au service du développement scientifique et culturel et du bien-être de la société. [1] [1] Notes de renvois : (1) lors de l'installation du nouveau doyen de la faculté de médecine d'Oran le 25 décembre 2004, le doyen des recteurs a évoqué le même sujet. « Je me souviens que, dans les années 1968 et 1969, les doyens étaient élus. C'est suite au vote que l'élu est confirmé par le ministère. » in le Quotidien d'Oran du 26 décembre 2004. (2) A la faveur de l'ouverture démocratique de 1989, les directeurs d'instituts ont été élus par les enseignants. L'expérience fut de courte durée à cause de la crise politique que connut le pays à partir de 1991. Aujourd'hui, il est grand temps de revenir aux processus électifs pour désigner les responsables pédagogiques à l'université. (3) « Dans les pays développés, la nomination des doyens répond à un certain nombre de règles. Ce sont les enseignants qui proposent un candidat à l'administration. Une proposition qui sera ensuite approuvée par le ministère. En Algérie, c'est le contraire qui se fait. » C'est en ces termes que le nouveau doyen de la faculté de médecine d'Oran, s'est exprimé, attirant l'attention sur cette procédure qui semble contrarier la communauté médicale. In le Quotidien d'Oran du 26 décembre 2004. (4) Nous utilisons le concept de bureaucratie universitaire au lieu du concept administration universitaire, car le mode de désignation de ses membres (cooptés par le pouvoir, comme on l'a vu), ses privilèges, son mode de reproduction, ses fonctions et son intégration dans le bloc au pouvoir, en font une bureaucratie, comme celle qui a existé dans les pays de l'Est, avant la chute du mur de Berlin. (5) Le recteur de l'université d'Alger a donné ces précisions lors de la conférence de presse qu'il a tenue le 15 janvier 2005. (6) Il faut signaler qu'à ce jour, mercredi 19 janvier 2005, l'étudiant Merzouk Hamitouche et ses deux camarades sont toujours incarcérés et attendent leur jugement. (7) Voir nos contributions « Le syndicat CNES, la crise de l'université et le mouvement syndical en Algérie » paru dans le quotidien La Tribune du 31 août 2002, et « La réforme LMD et l'université algérienne : les vrais enjeux » parue dans le quotidien El Watan du 3 avril 2004 septembre 2005. Consulter aussi les contributions d'universitaires publiées durant la rentrée universitaire 2004-2005 par le Quotidien d'Oran et El Watan et disponibles sur le site web du syndicat CNES (http://cnes.site.voila.fr). (8) 80% des enseignants du supérieur représentant le corps des chargés de cours, des maîtres- assistants, des assistants et des professeurs-ingénieurs, ne sont pas représentés aux Conseil scientifique de la faculté, Conseil scientifique d'université et Conseil d'administration ! Ces 80% d'enseignants sont électeurs et ne sont pas éligibles pour ces trois conseils... Cette situation a été qualifiée par la section CNES-USTHB de « néo-Apartheid électoral » ! Par ailleurs, la très faible participation des acteurs de la communauté universitaire à l'élection des organes de gestion de l'université signifie que la démocratisation de la gestion de l'université doit commencer tout d'abord par l'élection des responsables pédagogiques, afin de créer une dynamique qui va entraîner une forte participation. (9) voir le site web de l'Union nationale des étudiants suisses (www.vss-unes.ch) (10) Anna Sprengel : « A quoi pense l'université ? La vie intellectuelle en France (2) » in La revue des ressources, 15 mai 2003. (11) La grève s'est arrêtée suite à un compromis entre l'actuel recteur et la section CNES-USBA avec l'installation pour une période transitoire des présidents de conseil scientifique de faculté à la place de doyens élus. La section CNES-USBA et les enseignants maintiennent plus que jamais leur revendication, c'est-à-dire l'installation des doyens élus en octobre 2003.