L'économiste en chef de la Banque mondiale, François Bourguignon, était à Alger la semaine dernière pour parler de la place essentielle de l'équité dans le développement. Un tournant à l'intérieur de la pensée dominante... négligé par les oreilles officielles à Alger. La présentation, la semaine dernière à Alger, du rapport annuel de la Banque mondiale sur le développement pour 2006 a été relevée par deux évènements aussi peu anodins l'un que l'autre. Le premier est la présence du numéro deux de l'institution, François Bourguignon. L'économiste en chef de la Banque mondiale a beaucoup communiqué sur son dernier bébé, « le rapport sur le développement », mais a aussi profité de son séjour à Alger pour relancer la coopération avec le gouvernement algérien, mise à mal par l'attitude « cassante » de l'ancien ministre des Finances, Abdelatif Benachenhou, qui a mis sous l'éteignoir toutes les initiatives venant de cette partie-là de Washington pour des raisons que personne n'a jamais réussi à élucider. L'autre évènement est incontestablement le contenu même du rapport intitulé « équité et développement ». En mettant « la nécessité de l'équité au centre du développement », le rapport 2006 donne, parfois de manière spectaculaire, du bois au feu de ceux, très nombreux dans le monde, qui militent contre l'idée, toute puissante durant deux décades, selon laquelle la croissance et le marché finissent par réduire « mécaniquement » les inégalités au sein d'un même pays et entre les pays. La thèse centrale du rapport de la Banque mondiale 2006 sur le développement peut facilement être appropriée par le mouvement altermondialiste : l'efficience économique du développement finit (toujours ?) par être sapée par les inégalités. Autrement dit, et cela s'adresse en priorité aux puissants, l'équité des chances est un facteur d'efficience économique à long terme. Il a été vérifié dans un certain nombre de sociétés de Scandinavie, d'Europe continentale, d'Asie et d'Extrême-Orient. François Bourguignon cite volontiers l'exemple du Danemark où la qualité de la couverture sociale des travailleurs est telle qu'elle permet un marché de l'emploi quasi libre, où il est plus facile d'embaucher et de licencier, ce qui est un facteur compétitif pour les entreprises. Dans le monde de 2006, le pire des périls pour le développement serait donc la multiplication des « trappes à inégalité », ces situations pénalisantes contre lesquelles l'individu n'a aucune prise, car elles précédent sa naissance : race, sexe, région, niveau d'éducation des parents, revenu du père... Dans de nombreux pays en développement, il faut cinq générations pour faire passer le revenu d'une famille pauvre de la moitié de la moyenne du revenu national à l'équivalent de cette moyenne. Des phrases qui sonnent comme des aveux L'évolution de la Banque mondiale vers des problématiques non plus de seule « efficience des facteurs de marché », mais interrogeant plus largement l'efficacité sociale des actions publiques dans la durée, était une évolution perceptible depuis la fin des années 90. Elle prend incontestablement un coup d'accélérateur avec le rapport « sur équité et développement ». L'arrivée, en elle-même, de François Bourguignon à la tête du staff des économistes de la Banque mondiale laissait présager un tel coup de tonnerre. Universitaire de renom, spécialiste des questions de distribution et de redistribution de revenus et de mesures des inégalités et de leur impact sur les politiques de développement, l'ancien rédacteur en chef de la World Bank Economic Review a mis en musique sur le grand pupitre du monde les corrélations de l'inégalité devant l'accès à l'éducation, aux soins, aux revenus, au crédit, au patrimoine avec les paramètres de prospérité. Les résultats - longtemps intuitifs - sont de mieux en mieux quantifiables. Ils disent que « l'équité est importante pour le développement ». Comment ? « Avec des marchés imparfaits, les inégalités de pouvoir et de richesse se traduisent en inégalité de chances, source de gaspillage du potentiel productif et d'inefficacité dans l'allocation des ressources ». On peut lire à la page 2 de la synthèse du rapport : « Lorsque les droits de l'individu et les droits de propriété ne sont appliqués que de manière sélective. Lorsque des dotations budgétaires profitent essentiellement à ceux qui sont politiquement influents et lorsque la répartition des services publics favorise les riches, les classes moyennes et les classes défavorisées ne peuvent exploiter tous leurs talents. La société dans son ensemble sera moins efficiente et perdra des possibilités d'innovation et d'investissement. » L'inégalité n'est plus un dégât collatéral du capitalisme que la croissance forte va de toute façon corriger, elle n'est plus « un mal nécessaire », puisque « endémique à l'économie de marché », elle est un fléau qu'il faut combattre de manière volontariste pour mettre « l'économique » sur un cercle vertueux : « Un degré élevé d'inégalité économique et politique tend à promouvoir des institutions économiques et des arrangements sociaux qui favorisent systématiquement les intérêts des agents les plus influents. » Le rapport sur le développement de la Banque mondiale va plus loin en évoquant un « coût économique » qui serait générait par ces « institutions inéquitables ». Certes, François Bourguignon était le premier à prévenir à Alger que le rapport traite des préjudices de l'inégalité des chances, pas des résultats. Il n'en demeure pas moins que même cette « liberté du mérite » sacro-saint paradigme du capitalisme, est retouchée dans le corps du texte lorsqu'il reconnaît qu'une trop grande inégalité dans les résultats - les revenus par exemple - creuse les conditions de l'émergence de l'inégalité des chances. A la sortie d'une longue période dominée idéologiquement - au sein même des institutions multilatérales de Bretton Woods - par le credo de « la libération de l'offre » et de l'acceptation des inégalités parfois même comme « carburant d'une croissance vigoureuse », le rapport de la Banque mondiale sur le développement en 2006 souffle dans le dos des plus démunis un puissant vent favorable. C'est un renversement de perspective, même si François Bourguignon est le premier à s'en défendre peut- être par solidarité de bilan : il a d'abord rappelé - comme le dit le rapport - que la recherche de l'équité vient en complément de l'efficience économique, entendre par là qu'il conforte tout le corpus produit, ces dernières années, par la Banque mondiale dans le but de libérer l'initiative de l'entreprise et l'affectation des ressources par le marché : « Il y a eu la période des ajustements structurels qui, en effet, a vu la Banque mondiale parer au plus urgent, car il y avait dans un certain nombre de pays de vraies incendies sur le plan macroéconomique. » Difficile de faire autre chose à ce moment-là que de réduire la demande solvable pour rétablir l'équilibre et de faire ouvrir les marchés pour faire bénéficier ces pays de la demande mondiale. Joseph Stigliz a - en tant qu'économiste en chef de la Banque mondiale - le premier insisté sur la fin de cette période - qui s'était accentuée plus que nécessaire, notamment dans son volet de la dérégulation. Son successeur au poste a travaillé notamment sur l'amélioration du climat des affaires dans le monde et donc serait venu le temps, avec l'actuel économiste en chef, d'approcher les questions du développement sous un angle plus global et dans une perspective de long terme que les gardiens de l'équilibre des balances de paiement au mois par mois ne peuvent pas voir. Alger a échappé à la visite de Paul Wolfowitz Pas de révolution donc, mais une évolution logique dictée par le monde tel qu'il va. Sur ce volet précis de la continuité de l'action de la Banque mondiale, François Bourguignon se montre sans faille. Le rapport 2006 prend d'ailleurs bien le soin de ne pas effaroucher les plus puissants en chantant la douce musique de « Capitalistes du monde entier, vous perdez des opportunités de mieux prospérer en laissant au bord de la route des populations entières où se cachent sans doute des talents qui nous rendraient tous plus riches. » Il laisse tout de même bien entendre, ce rapport, que dans une majorité de cas dans le monde où le marché est imparfait, l'inégalité va aller en se creusant : celle des résultats alimentant celles des chances d'accès et bloquant ainsi la mobilité sociale. Impossible de ne pas être interpellé par cette phrase du rapport qui met en scène y compris l'accès à la liberté politique comme paramètre d'équité des chances entre les individus et les groupes sociaux : « Les politiques axées sur l'égalisation des chances se heurtent à de lourds obstacles. Tous les groupes n'ont pas les mêmes moyens d'influer sur la politique du gouvernement. Les intérêts des individus privés de leurs droits peuvent n'être jamais exprimés ou représentés. Et lorsque l'action de l'Etat remet les privilèges en cause, certains groupes puissants peuvent chercher à bloquer les réformes », d'où la nécessité de réformes politiques pour donner une chance aux efforts d'uniformisation des chances dans la sphère économique. Le rapport de la Banque mondiale sur le développement est un exercice permanent de grand écart, plutôt réussi, entre efficience et équité, mais pas seulement. Il étend à l'échelle de la planète le raisonnement des préjudices de l'inégalité et admet que les plus faibles n'ont aucune voix dans la gouvernance du monde organisé selon des principes asymétriques d'accès aux marchés et aux crédits. Le grand écart le plus délicat reste tout de même celui d'avoir à assumer dans la préface du rapport la signature du nouveau président de la Banque mondiale, l'américain Paul D. Wolfowitz, fauteur de guerre en Irak mondialement distingué, mais surtout républicain féroce arc-bouté sur la nécessaire réduction des impôts fédéraux afin de rendre aux citoyens et aux entreprises plus de liberté d'agir, comme par exemple la liberté de se sauver en hélicoptère de la Nouvelle-Orléans inondée. Le top modèle par excellence de ce qu'il ne faut pas prêcher pour égaliser les chances des individus et des groupes sociaux. Encore heureux qu'Alger a échappé à l'affront d'une visite de Paul Wolfowitz pour présenter un rapport mondial intitulé « équité et développement ».