L'engagement de l'Emir est fondé sur l'amour de la patrie, la défense des valeurs communes et la culture de la résistance. Le récit événementiel et l'imagerie populaire retiennent, en général, sa dimension de résistant et de chef d'Etat. Ils ne mettent pas assez l'accent sur les deux autres aspects de cette personnalité plénière: le maître spirituel et le penseur universel. Alors que les trois aspects de sa personnalité sont indissociables, avec une dimension saillante, pour l'un ou l'autre, selon les circonstances de la vie. De qui parle t-on? De l'Emir Abdelkader, résistant, maître spirituel et penseur, avec un projet de société ouvert et des fondements d'un Etat moderne au service du peuple. Pratique des lumières et de l'hospitalité, qui s'inscrit dans la direction de la communauté médiane, ummat el wassat. Le savoir en vue d'accéder à l'universel humain. Un savoir fondé sur la raison raisonnable, afin de contribuer à l'élévation de la condition humaine et au rapprochement entre les peuples, une disposition à mille lieux de la logique de domination et de l'exploitation rapace qui commençait à dominer au XXe siècle. Ces trois dimensions réunies visent et atteignent l'universel: -un être engagé, un être spirituel, un être de raison. Le concept religion et monde était pleinement vécu. Les trois dimensions représentent un type d'être universel. L'engagement de l'Emir est fondé sur l'amour de la patrie, la défense des valeurs communes et la culture de la résistance. Ce premier aspect l'a propulsé, malgré lui, à 24 ans, sur le devant de la scène de l'histoire nationale et mondiale. Aujourd'hui, face aux nouvelles formes de menaces, d'incertitudes et de risques, il nous faut apprendre à responsabiliser les citoyens. L'Emir Abdelkader nous a laissé comme enseignement le fait que la défense de la patrie pour assurer la souveraineté, la sécurité et la paix en tout temps, est une responsabilité collective. Il avait toujours pour souci d'avoir prise sur la réalité. Le résistant et le chef d'Etat Il a mobilisé ses concitoyens, élites et simples gens en les responsabilisant, dans tous les domaines, en donnant l'exemple du sacrifice et de l'engagement, toujours au premier rang dans l'action, présent partout, pour galvaniser la volonté de ses troupes, limiter le nombre de récalcitrants et de faibles et élever le moral. A la base du lien profond qui le liait à son peuple, il y avait l'adhésion, l'accord, la participation, dont la Moubayaa du 27/11/1832 constitue l'acte et le symbole forts. On ne peut, en effet, mobiliser le peuple et faire face aux défis que si celui-ci est concerné par le choix libre des responsables et des objectifs. Le problème, aujourd'hui dramatique, qu'il dénonçait déjà de son temps, à Damas, pour nombre de pays musulmans, réside dans cette coupure entre la base et le sommet, autoritarisme aggravé par les méfaits du désordre mondial. Au sujet du Contrat, marqué par la moubayaa qui le liait à son peuple, Abdelkader Ibn Mohiedine proclame: «Nous vous invitons à confirmer cet engagement et le contrat passé entre eux et moi-même...je gouvernerai la Loi à la main.» Il sanctionne sévèrement tous les manquements au devoir et en même temps pratique la rahma et la concorde pour souder les liens sociaux. Son but était clair, il le précise: «Unir les croyants...apporter une sécurité générale à tous les habitants de ce pays...refouler et battre l'étranger qui a envahi, dit-il, notre patrie.» Il ne s'agissait pas de se battre seulement contre un agresseur, une des plus fortes armées du monde à l'époque, mais en même temps, de bâtir graduellement un Etat de droit et de rénover une société sur la base de principes civilisationnels, remparts durables, préventifs et dissuasifs contre toutes les formes d'agressions externes et de dérives internes. Sa résistance guerrière n'a pas dégénéré, a contrario, à la fois, des armées d'occupations d'hier à aujourd'hui qui enfreignent les principes humanitaires, et des groupes qui prétendent résister à l'occupant en utilisant la violence aveugle et nuisent à ce qu'ils croient défendre. Sa résistance, en tant que légitime défense, a été exemplaire. Tous les témoignages l'attestent, il respectait le droit à la vie pour les non-belligérants et les droits des prisonniers. Stratège, homme de parole, il organisait la résistance ou négociait, en puisant à la fois dans les valeurs spirituelles, les réalités du pays et le savoir universel. La prise de conscience de la légitime défense, de l'adversité et des antagonismes, n'autorise pas, nous a appris l'Emir Abdelkader, à tomber dans l'extrémisme pur, aveuglément. Il n'a jamais confondu entre hostilité et haine, entre l'armée coloniale et la religion de l'autre. En s'opposant à ceux qui voulaient tuer des milliers de chrétiens à Damas, la haine, disait-il, viole toutes les lois de l'Islam et de l'humanité, y compris les lois de la guerre. Au prix de sa vie, il a sauvé cette communauté par conviction et foi. Pour l'Emir il n'y a pas d'ennemi éternel. Pour le chef de l'Etat algérien naissant dans sa forme moderne, la guerre est un moment passager, le permanent, la paix doit rester. Ainsi, il dira à ce sujet: «Si les musulmans et chrétiens m'écoutaient, je ferais cesser leurs querelles et ils deviendraient frères, à l'intérieur, comme à l'extérieur.» Ainsi, il a organisé la résistance, en fidélité à sa religion et patrie, profondément soucieux de respecter les valeurs élevées de l'humanité. Il a organisé l'économie, frappé la monnaie, édifié des institutions civiles et militaires, lié des contacts avec les grandes puissances de l'époque et a gouverné avec un sens élevé de la pédagogie politique, pour relever les défis de l'heure et rassembler ses concitoyens, au caractère souvent rebelle. L'exemplarité était sa règle: «Si mon propre frère, disait-il, fautait, je le sacrifierais». Ce singulier chef de la résistance a redéployé et consolidé l'ancestrale culture de la résistance. Les Zaouïas et Ordres soufis furent un des creusets d'avant-garde de ce mouvement. Son ennemi d'hier, Bugeaud écrit dans ses mémoires: «On peut dire à l'honneur d'Abdelkader que jamais grande insurrection d'un pays n'avait été mieux préparée et mieux exécutée.» Abdelkader ibn Mohiedine a combattu durant quinze ans par devoir pour la Patrie, en soulignant dès le début: «Je ne veux pour moi aucun des prestiges auxquels vous pensez.» Ce sont ces principes politiques nobles, fondés sur le sens du sacrifice, de l'honneur et de la bravoure qu'il nous faut expliciter, diffuser et enseigner, en vue de tenter de renouer des liens sociaux distendus, voire rompus par les contraintes et contradictions de notre société et époque. L'exemple de l'engagement de l'Emir Abdelkader est une source d'inspiration. Chacun, en ces temps modernes, revendique aujourd'hui plus d'autonomie et moins de devoirs. Mais, paradoxalement, exige aussi plus de protection. L'Emir a appris à ses compatriotes que le devenir dépend de l'équilibre à assumer avec les devoirs. Après quinze années héroïques, il cessa la lutte, s'en remettant à Dieu et à l'Histoire. Il capitula lorsqu'il comprit que la poursuite de la guerre face au mouvement colonial, était génocidaire pour son peuple. Malgré le génie, la foi et la justesse de la cause, à l'extrême limite des forces de la résistance, il rendit les armes. Mettre fin à la guerre de résistance et s'exiler était pour lui l'acte le plus douloureux de sa vie. Il l'exprimera, plus tard, dans une de ses correspondances à l'évêque d'Alger: «Je ne pouvais me résoudre à descendre de mon cheval et dire un éternel adieu à mon pays...j'avais juré de défendre mon pays et ma religion, jusqu'à qu'aucune force humaine n'y pût plus suffire...» Vu le déséquilibre des forces, le mouvement de l'histoire à l'époque et l'abandon qu'il subissait de la part de certaines tribus et voisins, il précisait: «Je n'ignorais pas qu'elle serait l'issue, plus ou moins tardive, de la lutte.» Mais la conscience apaisée, il savait que le temps, à l'échelle de l'histoire d'un peuple, ne peut être que celui du rétablissement de la logique historique de la souveraineté et de la délivrance. Malgré les trahisons et les opportunismes de certains il ne doutait pas que l'essentiel, c'est-à-dire la culture de la résistance, qu'il avait réussi, de manière profonde et exemplaire, à régénérer, ne pouvait pas s'éteindre. Il l'a précisé à lui-même et à la postérité, en confiance à son peuple et à l'avenir, dans un poème magnifique et visionnaire il écrit: «Tu as atteint ton but, sois tranquille, notre nation revivra et le rameau de la guerre libératrice ressuscitera...» Pensée prémonitoire, confiante qui annonce et imagine, un siècle avant, la venue inéluctable du temps de la libération. En 1826, à l'âge de 19 ans l'Emir effectue le pèlerinage, en musulman pratiquant l'ihsan, le bel- agir, dans tous les sens du terme, l'exercice du dikhr, les actions pieuses, avec comme référence, le Coran et la Sunna. Fils de la Zaouïa Quadirya, dirigée par son père, il fut initié, dès son plus jeune âge, à l'éducation musulmane empreinte de noblesse. L'Emir a défini la mystique, la voie spirituelle approfondie, le soufisme, comme la station élevée du belagir, l'ihsan. L'Emir Abdelkader a baigné dans la pratique de l'ihsan, son père avait écrit un guide en la matière. Il s'agit de parvenir à un degré de conscience approfondie que l'humain est un être privilégié, apte à s'élever. Et c'est au sommet du Djebel Nour, dans la grotte Hira, lieu inaugural de la Révélation à La Mecque, qu'il perfectionna son aptitude, par la progression la plus haute, pour, dit-il, accéder aux illuminations spirituelles. Son oeuvre principale, les 372 Mawaqifs, sont une sorte de biographie à revisiter et une interprétation du Coran à réapprendre. Se rapprocher par étapes, stations et haltes, de la connaissance intérieure est un des buts. Cette oeuvre est aussi un dialogue avec son maître spirituel Ibn Arabi autour de l'oeuvre Futuhat Al Makiya. Cette dernière était comme oubliée. C'est grâce à l'Emir Abdelkader que l'oeuvre monumentale d'Ibn Arabi fut recopiée à Konya puis éditée en 1871 pour la première fois à Damas, financée par ses bon soins. L'Emir a été comme un dépositaire pour perpétuer la Baraka et enseigner, avec force et sagesse, l'Islam de toujours. L'Ihsan est à l'antipode, d'une part, des déviations idéologiques et autres instrumentalisations de la religion et d'autre part, des tentatives de marginalisation du fait spirituel. L'Emir Abdelkader, ce modèle, montre le chemin de la spiritualité vivante qui réalise le lien entre la religion fondée sur le principe que la vie dernière est meilleure pour toi qu'ici-bas et la nécessité de faire face au monde de manière responsable et libre. Dans ce sillage, contrairement aux idéologies de la contrainte, El Wali El Saleh, l'être juste enseignait avec ouverture, douceur et respect de l'autre, sachant que Dieu guide à Sa Lumière qui Il veut. La vie quotidienne de l'Emir Abdelkader est symbolique comme mode de comportement attaché au savoir et à la connaissance, exigeant avec lui-même au plus haut point. Churchill écrit à ce sujet: Il se lève avant l'aube, et s'adonne à la prière, jusqu'au lever du soleil. Il se rend alors à la mosquée. Après avoir passé une demi-heure en dévotions publiques, il rentre chez lui, puis travaille dans la bibliothèque jusqu'à midi. L'appel du Muezzin le convie alors, une nouvelle fois, à la mosquée, où sa classe est déjà rassemblée, attendant son arrivée. Il prend un siège, ouvre le livre choisi comme base de discussions, et lit à haute voix, constamment interrompu par des demandes d'explications qu'il donne en ouvrant ces trésors multiples d'études laborieuses de recherches. La séance dure trois heures. Après la prière de l'après-midi, l'Emir rentre dans son foyer et passe une heure avec ses enfants, examinant les progrès qu'ils font dans leurs études. Au coucher du soleil, il instruit encore sa classe pendant une heure et demie. Il a encore deux heures devant lui, il les passe dans sa bibliothèque. Cette description nous présente avec clarté le savant, l'homme pieux épris de recherches jusqu'à la fin de ses jours. L'Emir Abdelkader, non seulement lisait en permanence les textes spirituels, mais aussi les oeuvres des grands théologiens et philosophes musulmans, celles de la falsafa, Ibn Sina, Ibn Rochd, Ibn Tofail, Ibn Khaldoun et des non-musulmans. Son exégèse des grands textes tenait compte de la science universelle et de l'éclairage de la connaissance spirituelle. Le savant, le penseur et le chercheur Il prodiguait conseils à ses contemporains pour acquérir le savoir et le savoir-faire moderne, dans tous les domaines, sans perdre de vue l'éclairage du révélé. Il avait comme priorité, dans sa vision du monde à l'époque, la nécessité de la modernisation des sociétés arabes et musulmanes. Sur le plan pratique, il a soutenu avec force, par exemple le projet du canal de Suez et a assisté à la cérémonie de son inauguration. Il a aussi visité l'exposition universelle à Paris pour s'enquérir des innovations scientifiques. En tant que penseur, il a étendu son action multiforme, sur tous les fronts des débats culturels, théologiques et scientifiques, il fut le père de la Nahda, tentative de renouveau de la civilisation. Sa pensée a influencé un grand nombre de penseurs orientaux et occidentaux. Ce qui a inspiré de grands auteurs comme René Guenon qui, au milieu du vingtième siècle dans ses ouvrages clés comme: La Crise du monde moderne et Le Règne de la quantité fait la critique du modèle occidental moderne, en s'inscrivant dans la Tradition primordiale et mystique, sans exclure les sciences dites logiques. La pensée et l'oeuvre de l'Emir permettent de résister raisonnablement à toutes les violences, injustices et dérives. Il aide à comprendre qu'il y a lieu de distinguer et de ne pas confondre entre les dimensions de la vie, ni de les opposer. Il invite à s'allier à tous les êtres épris de justice et de paix, quellles que soient leur religion, nationalité ou race. Il nous dirait aujourd'hui que la démocratie est la condition du développement sur le plan interne et c'est aussi la condition sur le plan des relations internationales pour la stabilité dans le monde. L'Emir Abdelkader a légué trois types de cultures: la culture de la résistance face à l'adversité, la culture de l'ouverture face à la pluralité du monde et la culture du savoir, face au besoin de progrès. Repères qu'il nous faut retrouver. Site www.mustaphacherif.com