A vif : «Le théâtre amateur ? Comment cela ? Mais je ne sais plus ce qui s'y fait pour en parler valablement. Je ne vais plus au festival deMosta depuis longtemps», répond tout de go Mohamed Bakhti, avant de se raviser immédiatement après. L'auteur et metteur en scène de Maroudh Lalhoua a été pris au dépourvu par la question, parce qu'il avait en tête le théâtre amateur qu'il avait pratiqué dans les années 1970 et 1980 et dont il n'y a plus d'équivalent actuellement. Bakhti, l'un des rares artistes à avoir refusé d'intégrer le théâtre professionnel, bien que ses œuvres les plus notables aient été produites dans ce cadre, a tenu à garder son statut d'amateur et ainsi préserver sa liberté de création : «Pour ma part, je n'ai jamais pratiqué l'art théâtral dans l'intention de faire carrière, ce qui n'est pas le cas maintenant chez les amateurs. Le bénévolat a disparu, le plaisir de monter un spectacle et de s'exprimer aussi». Constat excessif ? A ce propos, la composante des 14 troupes sélectionnées au Festival de Mostaganem livre une piste intéressante. Boudène Mohamed, le directeur artistique du doyen des festivals dont la 44e édition (du 21 au 29 juin) indique qu'il n'y a que deux troupes véritablement amatrices qui figurent dans la sélection, le reste étant des compagnies au statut indéfini de semi-professionnel, une sorte d'entre-deux caractérisant actuellement la majorité des compagnies qui ne relèvent pas des théâtres d'Etat. En fait, les douze autres forment le deuxième collège de ce théâtre dit semi-professionnel. Les plus en vue sont les coopératives théâtrales nées dans la tourmente des années 1990. Ces dernières, appelées compagnies indépendantes par leurs fondateurs, ont engagé un renouement du théâtre algérien avec une pratique universelle et universaliste du quatrième art, introduisant, en force, de nouvelles écritures scéniques et dramatiques. Elles participent chaque année en compétition aux deux festivals locaux de théâtre professionnel (Sidi Bel Abbès et Annaba) en vue de leur sélection au Festival national de théâtre professionnel, un FNTP où seulement deux d'entre elles sont admises à la compétition, à son palmarès, alors que les spectacles des théâtres d'Etat y sont mandés d'office. C'est d'ailleurs, en partie, en raison du petit nombre de ces spectacles admis en compétition que la participation des compagnies indépendantes apparaisse de meilleure facture que celle du théâtre d'Etat. Par ailleurs, en même temps que ce strapontin qui leur est reconnu, ces troupes bénéficient, de la part des pouvoirs publics, d'une aide à la production et à la diffusion. Quant aux troupes semi-professionnelles de seconde catégorie, elles aussi, pour les plus cotées d'entre elles, reçoivent des aides financières du ministère de la Culture. La grande différence vient du fait que contrairement à celles du premier collège, elles ne se sont affirmées que durant la décennie 2000. Et c'est parce qu'elles sont en manque de reconnaissance qu'elles ne boudent pas, comme les premières, le Festival de Mostaganem. Quant aux troupes qui ne piaffent pas aux portes d'un statut professionnel, elles sont curieusement bien plus nombreuses à travers la wilaya de Tizi Ouzou, au point que le Festival de Mostaganem organise à leur intention une présélection en Kabylie, alors que pour les autres elle s'effectue sur la base d'un découpage régional plus large. En fait, cette exception observée n'a rien d'étrange pour l'observateur averti. Il se trouve qu'en cette région, la revendication identitaire et politique étant plus aiguë qu'à travers le reste du pays, le théâtre amateur attire majoritairement des pratiquants qui y trouvent un espace d'expression. Le théâtre amateur est à l'image de celui des années 1970/1980, lorsque le théâtre algérien se voulait «engagé» et qu'il versait dans l'agit-prop. Selon Lakhdar Mansouri, metteur en scène et enseignant au département théâtre de l'université d'Oran, «le théâtre amateur est à la recherche d'un cadre artistique pour s'épanouir. Il lui manque une politique en faveur de son développement, car il n'existe plus en tant que mouvance organisée comme auparavant. Par exemple, à Saïda où il existait dans les années 1970 près d'une quinzaine de troupes, il a fallu attendre récemment un stage de formation en art dramatique organisé par la direction de la culture pour que les candidatures affluent de toutes les agglomérations de la wilaya. C'est une nouvelle dynamique, mais elle est lestée par le fait que la plupart des stagiaires sont animés par l'espoir de faire partie de l'effectif artistique du théâtre de Saïda, un théâtre qui n'en est pas encore un, car il est de création toute récente. A mon sens, si l'on continue ainsi, le théâtre amateur va se vider de toute sa substance car les «amateurs en général aspirent à un statut professionnel, celui d'amateur étant vécu comme dévalorisant. Actuellement, faute d'un cadre et d'espaces d'expression, il agonise. Aussi, la tenue d'assises du théâtre amateur s'impose afin de décider de ses perspectives d'avenir» (voir encadré). Dans l'attente de nouvelles ouvertures, les troupes amateurs les plus dynamiques ont trouvé des espaces virtuels. Sur Internet, à travers Facebook notamment, elles tentent de s'y frayer une issue à leur enfermement. Quant au théâtre universitaire, théâtre amateur par excellence, bien qu'il dispose d'un festival tournant organisé par l'Onou (Office national des œuvres universitaires), il n'arrive pas à s'affirmer. En son sein, il existe deux types de troupes. Celles qui constituent son écrasante majorité relèvent des cités universitaires. Mais les plus performantes artistiquement, moins nombreuses, sont celles qui sont rattachées à des instituts ou des départements de théâtre. La nouveauté aujourd'hui, c'est qu'il existe maintenant un théâtre universitaire alors qu'auparavant il s'agissait d'un théâtre d'étudiants engagés dans l'action politique, à l'avant-garde du théâtre amateur dont il formait l'épine dorsale. Pour Othmani Mokhtar, figure de proue du théâtre amateur des années 1970, ce qui est en cause au théâtre, de manière générale, c'est l'intrusion de la rente dans son fonctionnement : «L'amour du théâtre n'est plus. Tout un chacun attend une rétribution. De la sorte, les moyens mis en place par l'Etat ne sont pas utilisés à bon escient, sur la base d'objectifs clairs et une vision stratégique. L'activité théâtrale, tout en collant à la pratique universelle, doit être impérativement repensée en fonction des besoins du public. En ce sens, j'appelle à la tenue d'assises nationales non pas du seul théâtre amateur, mais du théâtre algérien dans son ensemble, cela par égard en particulier du piètre niveau dont celui-ci a fait preuve lors de la dernière édition du FNTP.» Cependant, pour l'observateur averti, la question de l'amour du 4e art est à relativiser au regard de l'histoire du mouvement amateur en Algérie. En effet, s'il est vrai que le bénévolat était la règle, c'est parce qu'à la base ce n'était pas la cause du théâtre qu'on servait mais plutôt celle que l'on servait par le biais du théâtre. De la sorte, il n'est pas étonnant qu'un théâtre, avec des praticiens majoritairement sans causes à défendre, soit plus envisagé comme un gagne-pain plus valorisant qu'un autre. Pis, il se reproduit actuellement, mais en plus tragique pour le théâtre amateur, avec la même saignée subie dans les années 1970, lors de la décentralisation du théâtre national avec l'ouverture de six théâtres régionaux, ces derniers ayant alors absorbé une bonne partie de la sève nourricière du théâtre amateur pour constituer leurs effectifs artistiques (voir encadré). Dans tout cela, le Festival de Mostaganem a du mal à retrouver ses repères. Il s'efforce de reconquérir sa place d'antan en investissant dans la formation pour reconstituer ses troupes. Dans les années 1990, il avait même failli disparaître parce que l'islamisme au pouvoir localement n'en voulait plus, cela d'autant que son ancienne direction était une association dont aucun membre ne pratiquait l'art des tréteaux et, fait aggravant, étaient encartés dans une organisation de masse relevant du FLN. Sa mort était quasiment programmée du fait qu'une multitude de festivals et de journées théâtrales avaient fleuri à travers le pays, dans les villes de l'intérieur du pays, ce qui a permis au théâtre amateur de disposer d'un circuit de distribution échappant à la tutelle du parti unique. Il bénéficia ainsi de financements, même chiches, l'Etat ne considérant plus le théâtre comme un danger parce qu'il avait une opposition armée, autrement plus subversive. Il a ainsi permis au théâtre amateur de se redéployer et d'engager ainsi la refondation du théâtre algérien. Les autorités avaient intérêt à ce que les activités théâtrales se démultiplient de façon à démontrer que malgré le couvre-feu et la tragédie qui ensanglantait le pays, celui-ci continuait à vivre et à résister en particulier par le biais… du théâtre, un théâtre dont la plupart des têtes d'affiche s'étaient réfugiées à l'étranger au point que les réseaux du théâtre méditerranéen avait appelé, en 1995, à la solidarité avec «le théâtral algérien en exil». Au bout du compte, le Festival de Mostaganem n'a dû sa survie que grâce à son institutionnalisation intervenue bien avant celle du FNTP et par la relégation progressive des autres festivals au rang de journées théâtrales sans envergure, les pouvoirs publics n'ayant plus à combattre le danger du terrorisme triomphant d'alors. Les choses ont même changé puisque la plupart de ces manifestations ont disparu, faute de soutien.