-Quelles ont été les relations entre la Turquie et ses voisins arabes ces dernières années, notamment depuis l'arrivée d'un pouvoir islamo-conservateur ? Les relations avec les pays arabes concernés par les mouvements de contestation s'inscrivaient dans une dynamique positive, mais elles concernaient les anciens pouvoirs en place, aujourd'hui déchus (comme en Tunisie et en Egypte) ou fortement contestés (comme en Libye et en Syrie). Cependant, elles varient considérablement selon les pays. La Tunisie ne revêt, par exemple, que peu d'intérêts en termes stratégiques pour la Turquie. En revanche, l'Egypte et notamment la Syrie constituent une préoccupation bien plus importante pour Ankara. Ces deux dernières années, de nombreuses coopérations ont entre autres été établies : surpression des visas avec la Syrie et la Libye en 2009, accords de coopération militaire avec la Syrie, développement des échanges économiques et politiques avec l'Irak et son entité autonome kurde du Nord… Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, joue habilement sur la sympathie qu'il peut susciter dans ces pays en prenant des positions qui, parfois, peuvent irriter ses alliés occidentaux, notamment sur le conflit israélo-palestinien depuis l'épisode de Davos et l'affaire de la flottille en 2010, et un discours ponctué de références religieuses. Cette ligne est une vraie nouveauté par rapport à ses prédécesseurs, qui adoptaient également des postures nationalistes mais plutôt anti-arabes. -La Turquie tente-t-elle de s'inscrire d'une quelconque manière dans les révolutions arabes ? Si oui, comment ? La diplomatie turque, particulièrement active depuis l'arrivée d'Ahmet Davutoglu au ministère des Affaires étrangères en 2009, traverse une épreuve très compliquée depuis le début des mouvements de contestation dans les pays arabes. Elle essaye de garder un équilibre délicat entre, d'un côté, ses alliés occidentaux et Israël, son engagement auprès de l'OTAN et, de l'autre, son récent investissement au Moyen-Orient. Elle s'était, au départ, opposée à l'intervention en Libye et était restée discrète et pondérée sur les déclarations vis-à-vis des mouvements de révolte naissants, car bloquée par les liens tissés avec les régimes autoritaires. Suite à des discussions avec ses partenaires européen et américain, la Turquie a finalement accepté le principe d'une intervention de l'OTAN. Elle demande, aujourd'hui, le départ d'El Gueddafi et se montre très critique envers la répression syrienne. -La Turquie peut-elle réellement servir de modèle aux pays arabes désireux de changer leur régime ? Est-elle un modèle de démocratie ? L'administration turque réfute le terme «modèle». En effet, les pays arabes n'ont pas vraiment de similitudes avec la Turquie, notamment en ce qui concerne la construction historique et le processus démocratique. La Turquie a connu sa transition démocratique dès la fin des années quarante, lorsque que le CHP (le Parti républicain du peuple), fondé par Mustafa Kemal, a perdu les premières élections libres. Malgré les fortes convulsions et les périodes de troubles qui ont conduit aux trois coups d'Etat militaires en 1960, 1971 et 1980, c'est un pays qui a connu une expérience de la démocratie politique avec des alternances et des gouvernements de coalition, ce qui n'est pas le cas des pays arabes concernés par les révoltes. Si l'expression provoque un certain enthousiasme populaire, visible dans certains médias et sondages, les responsables politiques parlent plutôt de «source d'inspiration» potentielle. De plus, bien que la démocratie soit solidement installée en Turquie en tant que système – les résultats des élections ne sont par exemple jamais contestés –, il ne faut pas oublier qu'elle comporte de nombreuses failles. Sur le plan institutionnel, le barrage électoral de 10% pour les élections législatives, qui empêche tout parti ne réalisant pas ce score d'obtenir une représentation parlementaire, est un bon exemple. En outre, ces dernières années, le pays connaît une certaine dérive autoritaire du gouvernement AKP avec le traitement réservé à certains journalistes et opposants, emprisonnés pour leur critique du pouvoir, une censure grandissante sur les sites internet. Il faut aussi souligner que la question kurde subsiste depuis de longues années comme un des principaux défis démocratiques que la Turquie devra résoudre. -Comment gère-t-elle l'afflux de réfugiés syriens ? Y a-t-il des risques d'accrochage entre les communautés alaouites et sunnites ? Il y aurait, selon certaines sources, environ 11 000 réfugiés syriens, regroupés dans cinq principaux camps et auxquels la Turquie prête assistance. Cette dernière, par la voix de son Premier ministre, a d'abord demandé, fin mai, l'arrêt de la répression et la mise en place d'un calendrier de réformes. Antalya a d'ailleurs accueilli un meeting de l'opposition syrienne début juin. Les déclarations d'Erdogan se sont ensuite durcies la semaine dernière, où il a qualifié de «sauvagerie» la répression organisée contre les opposants. Les relations sont donc devenues complexes entre les deux pays, Damas accusant même Ankara de fournir des armes aux contestataires. Le 12 juin, une manifestation pro-syrienne à Damas a d'ailleurs dégénéré devant l'ambassade de Turquie, qui a été vandalisée. Il semble donc que la politique du «zéro problème avec les voisins» qui avait favorisé le développement de la coopération avec la Syrie soit en passe d'être enterrée. En outre, il est vrai que les dirigeants turcs craignent que les tensions de l'autre côté de la frontière tournent à des actes de violence généralisés entre les deux confessions, qui sont aussi les deux principales existantes en Turquie, ce qui mettrait la diplomatie turque dans une situation encore plus délicate.