Pas de trace d'usure, donc, pour le parti du Premier ministre Erdogan, près de dix ans après son accession au pouvoir. Mieux encore, l'AKP a considérablement amplifié son score par rapport à la première élection remportée en 2002, rassemblant la moitié du corps électoral turc (49%), alors que son avènement au pouvoir n'avait mobilisé en sa faveur qu'un tiers des électeurs (34%). Cette adhésion progressive de la société turque à l'action et aux idées portées par ce parti de mouvance islamiste aurait été essentiellement permise, selon de nombreux observateurs de la vie politique internationale, par un bilan économique et social quasiment irréprochable. Les médias turcs ont fait d'ailleurs preuve d'un dithyrambe pour le moins inhabituel le lendemain de la victoire d'Erdogan, qualifié de «maître des urnes», y compris par la presse libérale qui s'est résignée, le temps d'une élection, à reconnaître la victoire d'un homme politique à qui elle reproche pourtant d'avoir un dessein autocratique. Cependant, avec 326 députés élus, l'AKP ne pourra pas porter seul le projet de révision de la Constitution promis depuis des mois maintenant par le Premier ministre turc. Ce projet, qui a pour but de remplacer le texte hérité du coup d'Etat de 1980 et qui vise à présidentialiser ce régime parlementaire, aurait été facilité par l'obtention d'une majorité absolue au Parlement (330 députés). Désormais, l'AKP va devoir trouver des compromis avec une partie de l'opposition pour mener à bien son projet. Le soir de l'élection, devant la foule de ses partisans, Erdogan a déclaré à cet effet qu'il irait «frapper à la porte» des autres partis pour préparer une «Constitution dans laquelle tout le monde se retrouvera». L'action gouvernementale d'Erdogan a été bâtie sur trois piliers majeurs: réorientation de la politique diplomatique, croissance économique et retour aux sources islamiques. La réorientation diplomatique Depuis quelques années, la Turquie a amorcé un tournant dans sa politique étrangère. Sous l'impulsion du Premier ministre Erdogan, le pays a entamé un processus de normalisation de ses relations avec ses voisins en lançant une politique de «zéro conflit». Ainsi, Ankara s'est rapproché du monde arabe, a pris ses distances avec Israël et les Etats-Unis et tente d'apaiser ses tensions ancestrales avec l'Arménie. La volonté quasi-obsessionnelle des gouvernements précédents d'adhérer à l'Union européenne a été également mise de côté. Recep Erdogan a, en effet, décidé d'orienter davantage sa diplomatie en direction de ses coreligionnaires musulmans, en intensifiant son action diplomatique envers ces derniers, et ce, pour asseoir notamment son statut de leader au Maghreb et au Proche et Moyen-Orient. D'ailleurs, la nature du modèle politique turque, preuve pour certains de la compatibilité d'une démocratie laïque avec la religion musulmane, serait, selon de nombreux spécialistes, le mode de gouvernance qui siérait le mieux au monde arabe, théâtre d'insurrections populaires et de désordres politiques. Or, les spécificités inhérentes à la société turque, et par conséquent à son histoire, ne font pas forcément partie des caractéristiques des pays arabo-musulmans, la structure culturelle de ce pays n'étant pas en quelque sorte «monolithique» mais «hybride» , alliant occidentalisme, orientalisme et islamisme. Néanmoins, l'inspiration que pourrait susciter le modèle turc au monde arabo-musulman, notamment sur le plan de la compétitivité économique, n'est pas à écarter. Un sondage récent, conduit par la Fondation turque pour les études économiques et sociales (TESEV) et consacré à la perception de la Turquie par la population de sept pays du Moyen-Orient (Egypte, Jordanie, Liban, Palestine, Arabie saoudite, Syrie, Irak et Iran) montre d'ailleurs que la Turquie est souvent citée comme étant une référence dans ces pays musulmans. Selon deux tiers des personnes interrogées, la Turquie représente l'union réussie entre Islam et démocratie. En Jordanie, au Liban, en Palestine et en Syrie, ils seraient plus de 70% à le penser. Les Egyptiens et les Iraniens seraient plus sensibles à l'identité musulmane de la Turquie, tandis que les Jordaniens, les Palestiniens, les Saoudiens et les Syriens applaudiraient surtout la politique arabe d'Ankara et sa défense des droits palestiniens. L'affaire de la flottille de Gaza a, en effet, été extrêmement positive pour l'image de la Turquie dans le monde musulman. Les Libanais, quant à eux, admireraient davantage le caractère démocratique du gouvernement Turc. Les Irakiens loueraient sa «structure politique laïque». Dans l'ensemble de ces pays, la Turquie est assimilée à son identité musulmane pour 15% des personnes interrogées, son économie pour 12 %, 11% pour son gouvernement démocratique et enfin 10% pour son attitude de défense des droits des Palestiniens et des musulmans. Parmi ceux qui refusent de faire de la Turquie un modèle, la principale raison avancée est le «déficit» religieux : pour 12% des personnes interrogées, cela serait dû à la structure laïque de l'Etat turc, pour 11 % du fait que le pays n'est pas suffisamment musulman, et pour 10% à cause de ses rapports avec l'Occident. L'admiration ou la sympathie (c'est selon) envers la Turquie exprimée par ses voisins arabes aurait donc était permise par les différentes prises de position du Premier ministre Erdogan, consistant notamment à soutenir la population de Gaza contre Israël. Sa capacité à résister au «politiquement correct» occidental, qui l'incitait à condamner les violations présumées des droits de l'Homme dans les pays musulmans, semble également avoir joué un rôle important dans l'amélioration de l'image de la Turquie dans le monde arabe. Le Premier ministre turc avait effectivement refusé d'évoquer la répression de la «Révolution verte» en Iran ; plus encore, il avait même défendu le président soudanais Omar El-Béchir, arguant qu'«un musulman ne pouvait commettre de génocide». Selon le géo-politologue français Pascal Boniface, «la clé pour Ankara résiderait maintenant dans sa capacité à capter efficacement les nouvelles aspirations des populations arabes afin que sa bonne image ne se traduise pas seulement par une normalisation de ses relations avec ses voisins, mais également par la transformation de la démocratie turque en un modèle à accomplir pour le monde arabo-musulman». Une croissance économique soutenue Le point positif du bilan de l'AKP qui fait consensus en Turquie, et plus généralement sur le plan international, est incontestablement celui de l'orientation économique et sociale. En effet, l'économie turque a connu ces dernières années une croissance de son produit intérieur brut (PIB) qu'on peut qualifier de «chinoise», 9% en 2011, ainsi qu'une baisse substantielle de son taux de chômage. L'économiste algérien Abdelmadjid Bouzidi a récemment dressé, dans un quotidien national, un bilan de l'économie turque. En voici quelques extraits : «Depuis 2002, l'économie turque est entrée dans un régime de croissance robuste après avoir connu en 2000/2001 une forte crise financière. Entre 2002 et 2006, le produit intérieur brut de la Turquie a progressé, en termes réels, de +7% par an en moyenne (contre +3,7% durant la décennie 1990). Pour 2007, la croissance a été de +5%. Et cette croissance est de bonne qualité puisqu'elle repose sur une forte accélération de la productivité. Entre 2000 et 2006, la productivité apparente du travail (rapport du PIB à la population active occupée) a progressé de +5% par an, le secteur manufacturier a connu la plus grande progression : +6,7% par an. La productivité globale des facteurs (PGF) (travail et capital) pour l'ensemble de l'économie est passée de +1,2% par an entre 1987 et 2000 à +3,9% entre 2000 et 2006. Ces performances en termes de productivité ont été obtenues grâce aussi à un effort d'investissement en équipements qui a été (rapporté au PIB) de 19% (16% en 2000). Cet effort d'investissement a été financé en grande partie par le secteur public dont la situation financière s'est nettement améliorée puisque son besoin de financement est passé de 20% en 2000 à moins de 1% en 2006. La progression de l'investissement a été aussi due à une augmentation de l'investissement direct étranger (IDE) qui a représenté en 2005/2006 3,4% du PIB contre seulement 0,6% sur la période 1990/2004. L'attractivité du site Turquie s'est nettement améliorée et c'est principalement le secteur des services qui a attiré les IDE : 90% du total des IDE sont allés à ce secteur (42% pour le secteur bancaire et 38%pour les secteurs des télécommunications).» Flatter la fibre islamique Les soupçons d'islamisation des institutions ainsi que de la politique étrangère turque ont fusé ces dernières années de la part d'opposants à l'AKP. Ainsi, en octobre 2010, un haut magistrat, le procureur général Abderrahmane Yalcinkaya, a tiré la sonnette d'alarme en mettant en garde contre la levée de l'interdiction du voile islamique à l'université, estimant que cela «ouvrirait une brèche dans le principe de laïcité en fondant un arrangement public légal sur des bases religieuses». Le Parti républicain du peuple (CHP), parti d'opposition, a, quant à lui, accusé l'AKP de vouloir exploiter les sentiments religieux et par conséquent irrationnels pour remporter les élections. Face à ce type d'accusations, L'AKP n'a pas tardé à contre-attaquer, via notamment le démantèlement du présumé réseau criminel «Ergenekon» composé, entre autres, de militants de l'extrême-droite ainsi que de la gauche républicaine ; cette opération s'est soldée par l'arrestation d'environ deux cents opposants à l'AKP, parmi lesquels des officiers de l'armée, accusés de comploter pour renverser le gouvernement élu. Le parti islamo-conservateur aurait ainsi réussi à annihiler l'influence de l'armée turque en tant que protectrice de la démocratie laïque. Ce «coup de filet» sans précédent a, il est vrai, mis un point d'arrêt à la guerre que menait l'état-major laïciste contre le gouvernement islamiste du Premier ministre Erdogan depuis son arrivée au pouvoir. En septembre 2010, le gouvernement Erdogan a fait voter des amendements modifiant la Constitution de 1982. Avec ces amendements, toujours selon des membres de l'opposition turque, Erdogan aurait surtout voulu en finir avec l'héritage de Mustapha Kemal, en abandonnant l'alliance turco-israélo-américaine, pour faciliter l'intégration de la Turquie dans la famille pro-musulmane et pro-palestinienne. Cette stratégie d'Erdogan aurait amorcé un retour massif vers l'Islam, voire l'islamisme. Elle aurait aussi réussi à renforcer les relations de la Turquie avec les pays du Moyen-Orient, notamment auprès de deux de ses voisins, l'Iran et la Syrie. Et ce au détriment de ses relations avec l'Occident. Erdogan aurait levé le voile sur son changement de stratégie dès 2004, en qualifiant Israël «d'Etat terroriste», après l'assassinat du Cheikh Yassine par Israël. Il avait alors invité à Ankara le chef du Hamas, Khaled Mashaal. En janvier 2011, Erdogan déclarait sur Al Jazzera que son pays soutenait le Hamas : «(…) Nous soutenons le Hamas quand il a raison, parce que ce mouvement est un mouvement de résistance. Le Hamas n'est pas un mouvement terroriste. Ces gens-là défendent leur terre. C'est un groupe politique qui a remporté les élections (…)» Erdogan avait alors courageusement exhorté Tony Blair à inclure le Hamas dans le processus de paix. Selon le quotidien koweïtien As-Siyassa du 11 juin 2011, Erdogan a adressé une invitation officielle au secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Le quotidien affirme que l'initiative du chef du gouvernement turc a été prise à la demande du président du bureau politique du Hamas, Khaled Mechaal. De même source, on affirme que la visite de Nasrallah à Ankara ne serait possible que si les gardiens de la révolution iranienne assurent la protection du chef du Hezbollah durant son séjour en Turquie, ainsi que durant son déplacement. La politique étrangère turque du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan consisterait donc, selon ses détracteurs, à s'inscrire dans la ligne de celle de l'Iran et de la Syrie dont l'objectif in fine serait de créer un bloc islamo-dominant. Un autre élément important qui pourrait plaider en faveur de la théorie de la radicalisation islamiste du gouvernement turc est la confirmation de l'installation prochaine d'une représentation diplomatique talibane à Istanbul. Cette annonce a été récemment faite par un haut responsable turc, proche du Premier ministre Erdogan. S. H.