L'anthropologue Tassadit Yacine* travaille depuis de nombreuses années sur les thèmes de la possession/dépossession de racines culturelles et patrimoniales. Elle inverse un certain nombre d'idées reçues, donnant à son témoignage une certaine originalité. - Au-delà la gesticulation politicienne pour occuper les médias, faut-il condamner la bi-nationalité ? A mon avis, c'est une fausse question qui ne peut d'ailleurs mener qu'à une impasse politique. Ceux qui reviennent sur la binationalité font fausse route et mettent sérieusement en question les fondements de la République dans une totale méconnaissance de l'histoire, en confondant les textes avec les sentiments. Pour le Front national, c'est un fonds de commerce. Historiquement, on a toujours connu des Franco-Libanais, des Franco-Espagnols, des Franco-Italiens, des Franco-Argentins, des Franco-Chiliens, des Franco-Brésiliens, des Franco-Israéliens… Les Franco-Maghrébins sont les derniers en date à demander en nombre la nationalité française parce que le mythe du retour s'est progressivement estompé. L'histoire est là, et on ne peut pas jouer indéfiniment sur la dénégation. La construction de l'Europe a fait également sauter des verrous puisque le passeport français donnait accès à tout un continent. De plus, certains politiciens français font mine d'ignorer que les Algériens ne sont pas forcément dans une accumulation de nationalités, mais dans le fait qu'en accédant à une autre nationalité, quelle qu'elle soit, ils ne sont pas déchus de leur nationalité d'origine... On fait comme si les gens étaient vicieux par nature alors que ce n'est absolument pas le cas. L'Algérie, d'ailleurs, a pendant longtemps perçu d'un mauvais œil les convertis à la nationalité française. Pourtant, la subjectivité fait qu'on peut avoir des papiers dans un pays et garder un attachement fort avec un autre pays, c'est le cas des anciens colonisateurs par exemple dont certains manifestent toujours un lien particulier avec le pays et les populations avec lesquels ils ont vécu. - La question de la double nationalité ne représente-t-elle pas une nouvelle façon, plus ouverte, de penser son appartenance au monde ? La binationalité devrait être vécue comme une richesse... C'est dommage que les Algériens n'aient pas pu profiter pleinement de ce privilège au plan personnel. Ils n'ont pas pu d'ailleurs faire profiter le pays d'origine et le pays d'accueil d'un vrai potentiel dont ils sont détenteurs, et qu'on ne leur laisse pas exprimer. S'il est aisé de comprendre les raisons des discriminations (liées à une domination plurielle) dans le pays d'accueil – à cause de l'histoire – il est beaucoup moins facile d'admettre l'attitude de l'Algérie à l'égard de ses ressortissants. On oublie souvent que l'indépendance de l'Algérie doit beaucoup aux Algériens de France qui ont combattu à tous les niveaux sur le sol français (il en est de même de la libération de la France qui doit beaucoup au sacrifice des Nord-Africains). Le déni de l'histoire n'augure rien de bon... car au lieu de réconcilier les immigrés avec leur pays, leurs langues, leurs cultures on fait tout pour les en éloigner, les détacher comme si c'était des extraterrestres. On le vit au quotidien, les activités menées sur l'Algérie ne sont pas reconnues... Cette méconnaissance est à méditer, sinon comment comprendre le fait que des Algériens sont prêts à mourir pour passer de l'autre côté ? Cela nous amène à la fuite des cerveaux... L'élite du tiers-monde formée dans les pays du Sud participe au développement des pays du Nord... Cette question mérite réflexion. * Tassadit Yacine-Titouh est spécialiste du monde berbère. Enseignante-chercheuse et directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, chercheuse au laboratoire d'anthropologie sociale, elle dirige également la revue d'études berbères Awal (La parole) co-fondée en 1985 à Paris par l'écrivain algérien Mouloud Mammeri et le soutien du sociologue Pierre Bourdieu. Parmi ses dernières parutions, Chacal ou la ruse des dominés. Paris, La découverte, 2001. Alger, Casbah. Si tu m'aimes guéris-moi, Paris, Maison des sciences de l'homme, 2006. Pierre Bourdieu, Esquisses algériennes, Paris, Le Seuil. Jean Amrouche, Journal (1928-1962), Paris, Non Lieu, Alger, Alpha, 2009.