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POESIE BERBÈRE ET IDENTITE DE TASSADIT YACINE
Publié dans L'Expression le 01 - 04 - 2009

Pourquoi suivre des chemins sinueux pour dire que l'Algérie est riche de ses diversités culturelles?
«Nous sommes tous nés quelque part en Algérie», je l'ai assez répété avec la conviction et la ferveur nécessaires, ainsi que tous ceux qui, en grand nombre, ont dans le coeur le pays enraciné et vivent son âpre vie comme ses justes audaces, ses parfaites fantaisies ou ses éloquentes originalités. Si nous entendons la voix et si nous comprenons la parole des êtres qui nous entourent, que nous aimons et auxquels nous sommes mêlés, et si nous nous «disons» ensemble, c'est que nous «existons» ensemble. Que de fois, lorsque revenant de l'étranger, ce sentiment ne s'est-il pas illustré par l'immense bienfait de rentrer chez nous, Tamourth nagh?
Cette utile digression, j'ai la naïveté de le croire - et je le crois sincèrement -, pourrait - et j'ose espérer ne pas être trop prétentieux - mettre un peu d'ordre dans les intentions de Tassadit Yacine, chercheuse émérite en anthropologie sociale, qui a publié une riche étude intitulée Poésie berbère et identité, Qasi Udifella, héraut des At Sidi Braham (*), préfacée par feu Mouloud Mammeri, mon aîné, mon ami, mon auteur préféré, notre président de la première Union des écrivains algériens, créée en octobre 1963.
Pour situer la question à laquelle je voudrais intéresser le lecteur, je ne peux m'empêcher de reproduire ce long extrait de l'introduction de Tassadit Yacine: «Dans les sociétés où il n'y a ni institutions ni groupes régulièrement investis du pouvoir, la détention de la possibilité et du droit de produire un discours reconnu peut constituer, dans une certaine mesure, le moyen d'imposer un statut privilégié. La légitimité du discours peut fonder en quelque sorte celle du statut. Pour montrer le rapport (probablement plus complexe que ne tendrait à le suggérer cette présentation schématique) de l'un à l'autre, on peut utiliser un corpus suffisamment représentatif de littérature orale, rapporté à un groupe lui-même nettement déterminé. Celui de Qasi Udifella (Qasi de la famille agnatique des At Tifella), originaire des At Sidi Braham, un groupe religieux berbérophone de la région des Bibans, réunit ces deux conditions.
La Kabylie est, au sein du monde berbère, l'une des régions qui ont offert un grand nombre de productions littéraires, orales et écrites. Homogène "ethniquement" et linguistiquement, elle présente cependant une certaine diversité culturelle, celle-ci étant saisie dans son aspect positif de richesse et de multiplicité des variantes et non dans une éventuelle acception réductrice, impliquant isolement ou fragmentation.»
Qu'est-ce à dire? L'étude s'adresserait-elle au public étranger cultivé, auquel cas le signifiant et le signifié linguistiques serviraient donc essentiellement un dogmatisme de petite Sorbonne, occultant le vrai besoin de vérité sereine et constructive, ce qui, a contrario, pourrait susciter un continuel échange d'idées qui ferait intervenir le dialogue et éveillerait les esprits, les nôtres, aux réalités de notre temps. De même, cependant, on se serait bien passé de l'illustration «Femmes kabyles revenant de la fontaine» en page Une de la couverture. Extérieure à l'histoire, entachée d'une illusion néocolonialiste, elle paraît en dissonance avec le contenu du corpus de Qasi Udifella où la poésie foisonne et montre combien «Ce siècle est pervers». L'image en question est alors en contraste dévalorisant si même on ne doit pas oublier, malgré nos exigences de voir rapidement des améliorations, un certain développement socioéconomique et culturel de l'Algérie moderne. Mais le choix de cette image, je pense, ne relève pas de la responsabilité de l'auteur, n'étant pas, lui, le fabricant du livre.
Si, après une première édition à la Maison des sciences de l'homme à Paris, en 1990, pour répondre à un intérêt universitaire particulier, cette étude s'adresse maintenant aux lecteurs algériens, pourquoi est-ce en des termes au signifiant ambigu et scientifiquement obscur? Destinée à un large public, une étude universitaire se récrit, se recrée. En somme, ce qui est peut-être gênant pour une lecture largement publique, ce n'est pas tant, à proprement parler, le travail universitaire de Tassadit Yacine, dont la compétence et le choix de ses objectifs ne sont pas du tout mis en doute, c'est la méthodologie et, à bien des égards, la pédagogie appliquées qui rappellent un excellent cours magistral, mais qui risque de paraître pensé à côté.
Cependant, la préface impeccable, car fine et vériste, de Mouloud Mammeri, nous enseigne les directions de recherche de l'auteur, ainsi que, si j'ose dire, un passeur éclairé sur tout ce qui touche à son domaine qu'il a défini lui-même et a commencé à défricher et dont il nous a déjà communiqué, par ailleurs, les premiers résultats.
Dans cette préface rédigée avant sa mort, en 1989, il écrit, en effet: «Ouvert ou couvert, le discours sur soi est toujours difficile. Les sociétés ethnologiques (au sens de jadis) savent qu'elles souffrent d'une malédiction dont les ethnologues ont fait vertu: ce sont toujours les autres qui parlent d'elles, quelquefois aussi pour elles, il est vrai. [...] Quand on est berbérophone, c'est-à-dire membre d'un groupe dont la légitimité fait problème, [...] quand loin de renier les sources, on les assume avec ferveur, voire avec passion, quand, malgré (ou à cause de) cela, un long usage du raisonnement discursif fait que l'on ne cède pas à l'émerveillement des amours nostalgiques, [...] ce qui eût dû être froide recherche devient quête passionnée sans doute, mais aussi passionnante de vérité.»
En révélant le poète illettré (d gahel), «connu et écouté», Qasi Udifella (littér. «Invité de Dieu?»), né en 1898, mort en 1950, le Kabyle, le coursier, le garçon de restaurant, le prolétaire, le cheminot, le marabout, le réformiste, le nationaliste, Tassadit Yacine a incontestablement élargi nos connaissances sur notre passé et ses multiples racines. La culture berbère, méconnue, parfois même mise à l'encan par certains qui croient plutôt la servir, mérite d'urgence de meilleures analyses où l'intérêt scientifique, à l'instar de l'essai de Tassadit Yacine, prédomine et confirme la qualité de la littérature ethnologique algérienne «des sociétés sans écritures».
Chacune de nos régions peut prétendre à cette revalorisation: tant de paroles, comme celles de Qasi Udifella des At Sidi Braham, doivent être recueillies, consignées et portées à nos oreilles pour parfaire ensemble notre compréhension mutuelle afin de nous assimiler totalement l'identité nationale algérienne. C'est pourquoi, quelques reproches qu'appelleraient les vers de Qasi Udifella, «Ils resteront, écrit avec raison Tassadit Yacine, comme les témoins d'une fidélité à une authenticité profonde, aussi comme un élément, même biaisé, de cette authenticité.»
Quoi qu'il en soit, la lecture de Poésie berbère de Tassadit Yacine, m'a procuré un plaisir exceptionnel et m'a fait découvrir Qasi Udifella (l'homme et l'oeuvre), ce qui m'incite à approfondir mes connaissances sur «l'homme des sociétés à tradition orale» de notre pays, ce qui est aussi bellement proche de mes préoccupations au sujet de notre patrimoine immatériel.
(*) POESIE BERBÈRE ET IDENTITE
(Qasi Udifella, héraut des At Sidi Brahim) de Tassadit Yacine
Editions Alpha, Alger, 2008, 468 pages.


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