Serait-ce une arnaque ou une belle affaire ? Alors que les verres médicaux chinois vendus par les opticiens sont considérés par certains comme étant des " verres bouteilles ", d'autres estiment que ces produits -très sophistiqués, selon eux- rivalisent largement avec les fabrications locales. Une guerre sans merci oppose ainsi fabricants et importateurs autour d'un marché estimé à 100 millions de dollars et qui concerne près de 9 millions d'Algériens. La déception de Abdelaziz Kebab, directeur de la Sarl Optique industrielle, est palpable. Alors qu'il avait investi plus de 100 millions de dinars pour développer ses usines de fabrication de verres minéraux et organiques, il n'en vend presque plus. En quelques années, son chiffre d'affaires a baissé de l'ordre de 62%. Ses usines - l'une à Tizi Ouzou, l'autre à Dely Ibrahim - ne roulent qu'à 20 % de leurs capacités. Il a même été contraint de réduire ses effectifs, procédant à des limogeages déguisés en « programme de départs volontaires ». Une vingtaine de travailleurs (qui ont été indemnisés, souligne Kebab) ont dû quitter l'usine. La raison de ces infortunes ? M. Kebab n'en voit qu'une : l'invasion des verres chinois. « Depuis la libéralisation du marché, nous avons de moins en moins de commandes. Les opticiens préfèrent acheter les verres bouteilles », regrette M. Kebab. Son fils, Sofiane, qui gère l'atelier de fabrication de verres minéraux à Dely Ibrahim (Alger) souligne que les verres qu'il fabrique sont d'une « haute technologie ». « Les verres chinois sont très nocifs pour la santé. Les nôtres sont, au contraire, durcis pour la sécurité, ils contiennent tous les minéraux, ils ont subi également des traitement anti-UV (...) Nous avons le même processus de fabrication qu'en Europe. Ces traitements reviennent cher, le matériel que nous utilisons nous a coûté une fortune », indique Sofiane Kebab, sérieux. Les usines des Kebab font désormais office, d'après eux, de « roues de secours des trabendistes ». Les opticiens se tournent vers elles lorsque les importateurs des verres asiatiques sont en rupture de stock. « Ils se souviennent également de nous lorsqu'ils ont des clients importants (ministres, walis...) ou lorsque ces verres sont destinés à leurs familles. Les opticiens le reconnaissent, eux-mêmes, quand ils n'ont pas droit à l'erreur, ils peuvent compter sur nous », lâche Kebab père. Plus grave, certains opticiens vendraient les verres chinois et ceux des Kebab au même prix ! L'autre attrait qui attire les opticiens vers les revendeurs des verres chinois serait, d'après M. Kebab, le fait que beaucoup de grossistes ne délivrent pas de factures. « Certains nous ont demandé de ne pas leur envoyer de factures. Ayant été habitués à travailler de manière stricte notamment avec les fournisseurs étrangers, nous avons toujours refusé ces pratiques », indique, non sans fierté, M. Kebab. Et de s'interroger : « Que fait le fisc ? Où sont les contrôles ? » Il y aurait même, d'après lui, des revendeurs qui font la tournée des opticiens avec des « cabas » pour écouler leur marchandise. Il dit avoir interpellé le ministère de la Santé sur cette question. En vain. Les Kebab estiment qu'avec leur usine de 1100 m2 de Tizi Ouzou et ses six chaînes de fabrication, ils peuvent largement couvrir le marché de l'optique. « Nous pouvons même embaucher jusqu'à 150 employés », glisse M. Kebab. Souriez, vous avez été arnaqués ! Avec près de 9 millions de malvoyants en Algérie, le marché de l'optique est un créneau juteux représentant près de 10 millions de verres/an et quelque 100 millions de dollars/an. La libéralisation du marché a offert aux opticiens une vaste gamme de produits. Un grand nombre d'opticiens sont cependant - règles de marché de rentabilité obligent - beaucoup plus attirés par les produits de moindre coût. Pour en avoir le cœur net, je soumets mes lunettes à l'expertise des Kebab. Leur constat est alarmant : le verre est, en effet, selon Kebab fils, d'origine chinoise, sa puissance n'étant pas conforme aux règles. Il y a également, d'après lui, triche sur l'antireflet. Alors, avons-nous réellement, nous autres malvoyants, été arnaqués par nos opticiens ? Ceux que nous avons interrogés disent que les verres chinois ne sont pas forcément impropres à la consommation. « Il y a des verres asiatiques traités. Ils sont d'ailleurs reconnaissables à l'œil nu », nous explique M. Addou, opticien à la rue Abane Ramdane (Alger-Centre). Il ajoute toutefois qu'il y a beaucoup de « mauvais verres » qui circulent et qui deviennent, à terme, dangereux pour la vue. « Beaucoup d'opticiens les utilisent », soutient notre interlocuteur. « Il est vrai qu'avec les verres locaux, nous avons la certitude qu'ils sont bons, mais les prix sont très élevés. Personnellement, je préfère utiliser les verres chinois », reconnaît-il. Dans ce marché, chacun tente de tirer son épingle du jeu. A l'évocation des verres chinois « impropres à la consommation », Farouk Allague, l'un des plus importants importateurs de lunetterie, esquisse un large sourire. Sa réponse sonne comme une mise au point : « Il faut d'abord savoir, dit-il, que les Chinois font de bons verres. Tous les Européens s'approvisionnent en Asie. Si les normes internationales sont respectées, il n'y a pas lieu à cette levée de boucliers. D'autant que les géants de l'optique comme Essilor ont délocalisé leurs usines en Chine. Aujourd'hui, tout - ou presque - se fabrique en Chine. » M. Allague assure qu'il importe des verres conformes aux normes. « Ce sont des produits destinés aux marchés européens. Nous travaillons avec des sociétés sérieuses qui, même si elles font fabriquer leurs produits en Asie, ne jouent pas avec la santé des gens », argumente-t-il. Pour lui, les fabricants algériens ne réussiront jamais à couvrir les besoins nationaux. Personne ne doit, affirme-t-il, prétendre pouvoir détenir le monopole. « Avant la libéralisation du marché, il fallait attendre 15 jours pour réceptionner les verres commandés auprès des fabricants », lâche-t-il. Même s'il reconnaît que Kebab est l'un des industriels de l'optique les plus « compétents », il estime qu'il lui faut au moins 50 usines pour pouvoir couvrir les besoins du pays. Ces propos trahissent l'existence d'une guerre non déclarée entre importateurs et fabricants. Tout en reconnaissant qu'il leur arrive de se mettre des « peaux de bananes » (fabricants et importateurs, s'entend), M. Allague estime que cela tient surtout au fait que « chacun tente de défendre ses intérêts ». Vendeurs à la sauvette Farouk Allague s'inquiète surtout de la « concurrence déloyale » des vendeurs à la sauvette. Il existe, d'après lui, près de 800 importateurs de lunettes de contrefaçon à El Eulma (carrefour de la marchandise asiatique) ainsi qu'à Tadjenanet. « L'informel fait rage. Les revendeurs cèdent les lunettes à 80 DA l'unité, on les trouvera ensuite au marché de Boumaâti à 200 DA », affirme M. Allague, dépité. Sur la passerelle de Belcourt, entre deux mendiants et un vendeur de parapluies, l'on peut, en effet, apercevoir les concurrents de Allague et Kebab. L'un d'entre eux, un Africain qui refuse de donner son nom, affirme que ses lunettes (cédées à 200 DA) sont « d'une très bonne qualité ». Il vend même des lunettes pour presbytes. « Ce sont des verres pour aider à lire », assure-t-il. Pour en acquérir, nul besoin de s'encombrer de l'ordonnance de l'ophtalmologue, il suffit uniquement d'indiquer le degré de presbytie ou de choisir, au hasard, une paire qui convient à la vue. Ces pratiques mettent M. Allague hors de lui. Pour mettre un terme à ce problème, souligne-t-il, les autorités doivent attaquer le mal à la racine. « Les douanes doivent absolument faire quelque chose pour interdire l'infiltration de ces produits », tranche-t-il. Le ministère de la Santé, estime-t-il, ne fait rien pour contrôler le secteur. Toutes nos tentatives pour joindre le département de Amar Tou sont restées vaines. Vers une union des professionnels de l'optique ? L'une des ophtalmologistes d'Alger a estimé « qu'en général, les verres vendus sur le marché algérien sont de mauvaise qualité ». Les usagers peuvent en ressentir les méfaits avec des maux de têtes. Les verres impropres peuvent, par ailleurs, s'effriter facilement. « On parle beaucoup de lentilles contrefaites, j'ai reçu récemment une patiente qui portait, en effet, des lentilles très épaisses. Il y a eu des cas où les lentilles de contrefaçon ont causé une ulcération de la cornée », indique-t-elle, indignée. Le meilleur moyen pour mettre un terme à l'anarchie qui règne dans le secteur serait que les professionnels de l'optique oublient leurs querelles et créent une association à même de faire des propositions pou contrecarrer l'informel. Une démarche en ce sens avait déjà été entamée en 1994 par M. Hamrouni, opticien. Une association devait naître sous l'égide de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA). « Pour des raisons indépendantes de notre volonté, cela n'a pas abouti », déplore M. Hamrouni. En réaction à la désorganisation actuelle du marché, opticiens, importateurs, fabricants et ophtalmologistes prévoient de déterrer ce projet. Une assemblée générale, réunissant les principaux acteurs du secteur, devrait, d'après notre interlocuteur, se tenir incessamment. Il sera question, selon M. Hamrouni, de « concurrence déloyale », « instabilité du marché » ainsi que de la « non-indemnisation des frais de lunetterie par la Cnas ». « Il ne faut exclure personne. Le marché de l'optique doit être régulé. L'association aura pour mission de mettre un barrage aux faux importateurs. On avance trop lentement en comparaison avec nos voisins. Il faut absolument professionnaliser le secteur », préconise M. Hamraoui. Il estime que les différents opérateurs ont intérêt à trouver un terrain d'entente. « Autrement, le marché de la lunetterie va se chinatowniser », ironise-t-il. Si les acteurs du marché de la lunetterie mettent une telle hargne à le sauver des griffes des Chinois, c'est surtout parce que c'est un marché qui rapporte gros. Ni les Kebab ni Allague n'ont voulu dévoiler leurs chiffres d'affaires. « S'il y a de tels affrontements, indique M. Allague, c'est justement parce que c'est un marché qui rapporte. » Le marché de l'optique c'est, avant tout, une affaire d'argent.