Mardi 4 juillet, 23h30, Front de mer, entre la mosquée de la Pêcherie et la grande mosquée d'Alger – l'ancienne, bien sûr –, une foule s'est amassée le long des balustrades au-dessus du port, voitures garées en double, voire triple files. Serait-ce le redoux du temps, après la canicule, qui aurait attiré ces familles, ces couples, ces groupes de jeunes ? Une simple quête de fraîcheur ? Les visages tendus vers la brise marine pourraient le laisser croire. Mais les yeux semblent chercher quelque chose de précis, balayant l'horizon de la baie et son arc scintillant. Ils ne regardent pas vaguement mais scrutent. Dans l'ambiance bon enfant qui règne sur ce petit bout d'Alger, on sent l'attente. Mais de quoi ? demande-t-on à un père de famille accompagné de celle-ci. «Mais du feu d'artifice du 5 Juillet», nous répond-il avec évidence. «Mais il n'a été annoncé nulle part», lui rétorque-t-on. «Mais ça ne s'annonce pas», reprend-il doctement. Et tous ici avaient l'air d'y croire, si fort et si simplement, qu'on ne pouvait qu'y croire aussi, ne serait-ce que pour faire partie de cette belle et paisible assemblée. Minuit passa. Puis dix minutes de plus. Commentaires rieurs sur la ponctualité des Algériens. Cinq de plus. Acerbe, un vieil homme lance : «Heureusement que ceux qui ont déclenché la guerre de libération étaient à l'heure». Un jeune, portable à l'oreille, éclate de rire : «Tu as raison, ils ont oublié le briquet !». Soudain, un petit bateau passe la darse et se dirige vers le milieu de la baie. La foule se ressaisit. Quelqu'un affirme : «Ils vont lancer les feux du bateau». Mais le navire cingle jusqu'à hauteur du cap Tamentfoust. «Il va à Marseille, oui !» lance une voix déçue. Un enfant pleure. Sa mère le rassure : «Attends un peu, les lumières vont venir.» Minuit trente environ et les lumières du petit, qui pleure davantage, ne sont pas là. Soudain, si ! Mais loin. Et à l'autre bout de la baie. Un feu d'artifice qui, à distance, paraît petit. «C'est du côté de la foire», dit quelqu'un. Une plus grande explosion éclaire les lieux. «Laisse tomber. C'est l'hôtel Hilton, sûrement un mariage de m'refaâyne !» (les gens de la haute, en argot algérois). L'enfant pleure encore. La foule se défait. La rue se vide. Il ne reste que cinq ou six gars du quartier, dont «Rougi», jeune rouquin pour qui «c'est normal», car «La Casbah ne tient plus qu'à un fil et l'onde de choc des feux d'artifice pourrait faire tomber des maisons» ! Feux d'artifice ou pas, là n'est pas l'important. Mais comment donc l'anniversaire de l'indépendance du pays peut-il se passer ainsi ? Ou plutôt ne pas se passer. Ni rituels publics. Ni animation culturelle forte. Sans joie. Sans âme. Avec seulement dans les rues, vides et chichement éclairées, des drapeaux en guirlandes que personne ne voit. Cette foule qui s'effilochait, quelle image triste et terrible, celle de gogos dont nous sommes fiers d'avoir été un soir d'attente parmi tous les soirs de notre interminable attente.