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Crise économique mondiale : des leçons vite oubliées
Publié dans El Watan le 11 - 07 - 2011

«Comment se fait-il que personne ne l'ait prévue ?» Cette question ingénue est posée par Sa Majesté la reine d'Angleterre, fin 2008, lors d'une visite à la célèbre London School of Economics. Elle vise, bien sûr, la crise financière qui a secoué l'ordre économique mondial en 2008. La réponse parviendra à Buckingham Palace six mois plus tard. «L'échec à prévoir la date, l'importance et la gravité de la crise et à endiguer celle-ci, bien qu'il y ait de nombreuses causes, écrit un groupe d'éminents économistes britanniques, étaient surtout un échec de l'imagination collective de nombreuses personnes brillantes, dans ce pays et à l'étranger, à comprendre les risques du système, dans son ensemble.»
Le propos laborieux, enveloppé certes dans une langue de bois, d'essence rare de surcroît, n'en invite pas moins à revoir les certitudes qui ont pavé la route à la crise.
Paul Krugman ne s'embarrassera pas, pour sa part, de précautions de style pour le dire. Ces trente dernières années, affirme le Prix Nobel d'économie 2008, la macroéconomie avait au mieux été spectaculairement inutile, au pire carrément nuisible.
Les vents ont tourné, manifestement
En 2009, les USA, ennemis jurés de toute immixtion de l'Etat dans l'économie, surmontant leur aversion séculaire, découvrent soudainement les vertus de l'Etat providence. Des républicains purs et durs appellent à nationaliser des titans de la finance tombés en faillite. A la veille de céder à son successeur, le bureau ovale de la Maison-Blanche, George W. Bush junior, porte-drapeau arrogant et belliqueux de l'ultra-libéralisme, implore le Sénat américain de soutenir le Plan Paulson qui donne carte blanche au gouvernement américain pour sauver Wall Street, ce temple mondial du capitalisme, menacé d'effondrement. «A l'encontre de mon instinct naturel qui est de m'opposer à une intervention du gouvernement et de laisser les entreprises qui prennent les mauvaises décisions s'éteindre», s'était-il empressé d'ajouter. Lui emboîtant le pas, crise oblige, les gouvernements occidentaux volent au secours de l'économie de marché. La Grande-Bretagne, patrie de la City londonienne, nationalise, sans complexes, des banques en perdition, pendant qu'en Allemagne, la chancelière Angela Merkel adopte, certes à son corps défendant, un plan de relance et que se multiplient, dans le désordre, les interventions publiques dans les économies de l'Euroland.
Les détenteurs des instruments de politique économique en usent à leur guise. Sans états d'âme. Exit l'orthodoxie budgétaire, fiscale et monétaire. Le président de la Banque centrale européenne, le très vigilant gardien des critères de Maastricht, Jean Claude Trichet, n'exclut plus le recours à des «armes non conventionnelles», comprendre : la planche à billets. Autre vigile intraitable du dogme libéral, le FMI, par la voix de son chef Dominique Strauss-Kahn, appelle les gouvernements du monde entier à s'entendre sur une démarche commune pour la régulation des marchés par l'Etat. Ce virage à 180° en faveur du retour salvateur de l'Etat, orchestré, comme le relève l'ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine, par «ceux qui avaient tout fait pour le torpiller», reçoit la caution scientifique de trois Nobel de l'économie, Joseph Stieglitz (2001), Paul Samuelson (1970), Paul Krugman (2008). Du coup, on redécouvre des économistes remisés au placard, pour cause de «péremption» comme Keynes ou son disciple Hyman Minsky. Et même Marx et Samir Amin redeviennent fréquentables ! «A présent, nous sommes tous des Keynésiens», proclame l'éditorialiste économique du Financial Times et du journal Le Monde, Martin Wolf, tandis que le chroniqueur de Newsweek, Jonathan Alter, renchérit, «nous sommes tous socialistes maintenant.» Non moins spectaculaire est, pour les pays en développement, la volte-face idéologique.
Planification à long terme, investissements publics, croissance et développement durables sont remis à l'honneur. Dans le rapport de la Commission «Croissance et Développement», publié le 22 mai 2008, vingt et un experts et non des moindres, parmi lesquels les Prix Nobel américains Michael Spence de l'Université de Stanford et Robert Solow du MIT, le patron de Citigroup, la première banque privée dans le monde, Robert Rubin, un ancien Premier ministre de Corée, ou Kamal Dervis, l'ancien administrateur du PNUD, remettent en cause le fameux « Consensus de Washington » qui a servi de bréviaire pour la mise en œuvre des politiques de stabilisation et d'ajustement structurel dans les pays en développement, le nôtre y compris. Des perspectives hier encore disqualifiées, délégitimées, assimilées à une hérésie, redeviennent envisageables. Un rapport de la CNUCED dresse le constat de l'échec «spectaculaire » du règne de vingt années de «dogme du laissez-faire le marché» et appelle à «fermer le grand casino». On se remet à parler de politiques de développement.
Elles se définissent d'abord au niveau national et l'Etat y a un rôle essentiel à jouer, insiste Dani Rodrik, Professeur à Harvard. Il n'y a pas une seule recette de développement, rappelle cet économiste américain. Seul le contexte institutionnel local permet de déterminer les politiques qui vont permettre, non seulement d'initier une dynamique de croissance – ce qui est relativement aisé - mais surtout de la maintenir dans le temps et de la rendre résistante aux crises, ce qui est plus difficile. Ha-Joon Chang, de l'Université de Cambridge, soutient, quant à lui, le renforcement des entreprises publiques, contre la privatisation, et la nécessité de protéger les industries naissantes. La vérité, souvent oubliée, comme le relevait déjà pertinemment le Rapport de l'ONUDI 1990/1991, est que «le développement économique est un processus à long terme qui n'a jamais été mené à bien en une seule génération». Après avoir encensé la dictature du court terme, la pensée managériale capitaliste en vient, depuis ses hauts lieux sacrés, à redécouvrir qu'«une perspective à long terme n'est pas une succession de décisions à court terme». Les écoles de management sont invitées à tirer les leçons de la crise.
En Algérie aussi
La menace d'une récession économique mondiale se précisait chaque jour davantage et ses répercussions en chaîne, prédisait-on, n'épargneront aucune économie. Chacune, selon son degré d'exposition. Celui de l'économie algérienne, lié à la conjoncture des prix du pétrole, notablement élevés, on le sait, la rendait particulièrement vulnérable. Le risque d'une répétition des scénarios catastrophe de 1986 et 1994 est d'autant moins négligeable que la politique d'ouverture libérale a dangereusement affaibli les capacités de riposte du pays à une crise économique d'une telle intensité. En Algérie, également les gouvernants doivent tirer les leçons de la crise. Le samedi 26 juillet 2008, devant les 1500 maires d'Algérie, le chef de l'Etat, lui-même, reconnaît qu'il faut «revoir notre stratégie et notre vision». Dans un article intitulé «Algérie : du modèle de développement», l'économiste Hocine Benissad, ministre de l'économie en 1991 sous le gouvernement de Sid Ahmed Ghozali, appelle à une refondation du système économique, du «capitalisme algérien».
Privatisations et IDE ne sont plus les «deux mamelles» du développement. Chassée par la porte, la question de la stratégie de développement national revient par la fenêtre. Elle retrouve une pertinence dans l'impasse même des réformes libérales. Tous les bilans, en effet, en conviennent : 1985-2010, après vingt-cinq ans pratiquement de «stabilisation macroéconomique» et d'«ajustement structurel», la transition n'est pas achevée et la fameuse croissance hors hydrocarbures portée par sa propre dynamique, autrement dit, porteuse de développement, reste un vœu pieu. Opéré il y a près d'un quart de siècle, le renversement de perspective censé installer l'économie algérienne sur la voie vertueuse de l'économie de marché, celle de l'efficacité et de la compétitivité, aura conduit à l'impasse.
Que s'est-il passé ? Dans les faits, le postulat de l'économie de marché qui considère que la pression vertueuse de la concurrence pousse à l'affectation optimale des ressources, à innover, à rationaliser, à rechercher l'efficacité, le tout pour le plus grand bien du client, est loin, en effet, de se vérifier. La question se pose même «de savoir s'il existe en Algérie, un marché ayant les caractéristiques que lui prête l'idéologie libérale (mobilité des facteurs, transparence, atomicité) pour occuper la fonction régulatrice qu'on lui prête ». Loin s'en faut. Les concepts n'ont pas résisté à l'usage. A la représentation idéale de l'économie de marché répond la réalité du court-termisme, de l'écrémage, de la fuite des capitaux, des usines «tournevis», l'explosion de l'informel et de l'import-import, avec le monopole des plus forts et la médiocrité des activités productives créées.
Deux années avant même le terme du plan de relance 2005-2009, le président du patronat algérien, Réda Hamiani, évoquant «le bilan des réformes dans ce pays» en dresse le constat sans détour. Elles ont bien fonctionné pour la sphère commerciale, affirme-t-il, par contre c'est une catastrophe aussi bien pour l'industrie, les classes sociales moyennes que pour la future élite. Le mode de gestion libéral, conclut-il, a profité à l'informel à travers les importations sauvages. Ces résultats éclairent sur les logiques à l'œuvre. Il ne s'agit pas de dérives caricaturales du modèle. C'est inscrit dans la nature même du système. La recherche du profit maximum est la loi du fonctionnement de l'économie de marché, son ressort et sa finalité. C'est là que se trouve l'explication simple du comportement des investisseurs privés nationaux ou étrangers. Un investissement ne se justifie que s'il rapporte de plus grands profits.
Le travail salarié n'est acceptable que s'il génère du profit. Pourquoi les excédents ne se traduisent-ils pas par de forts investissements dans des activités industrielles modernes ? Parce que les investissements en capital sont partiellement ou complètement irréversibles, les coûts non récupérables très élevés et les délais de récupération très longs.
Les dépenses d'investissement ne sont pas déterminées en fonction d'impératifs de développement économique et social, mais selon des considérations de marché solvable. Pourquoi investir dans l'industrie locale disqualifiée par l'évolution des technologies et par celle de la structure de la demande ? Pourquoi les investisseurs étrangers opteraient-ils pour le marché algérien dont la taille n'est pas attractive, alors que le libre-échange et la proximité géographique et linguistique font de ce marché une chasse gardée des pays de l'UE, notamment méditerranéens ? Le long terme ne les intéresse pas. Pas plus que les profits à long terme. Il est vain d'attendre qu'ils s'en préoccupent moyennant des « conditions ou un climat des affaires attractifs ».
La question est comment rendre compatible l'horizon borné du profit et la myopie du marché avec le temps long du développement.
C'est à l'Etat que revient le rôle clé dans la maitrise et l'orientation stratégique de cette relation. Or, cet Etat national en construction a été sommé, libéralisation oblige, de réduire son intervention dans l'économie au profit des «forces du marché». Absent en tant que pivot de la régulation nationale, il n'est plus que simple interface avec les forces du marché mondial. On se plait, en effet, à répéter invariablement que la mondialisation est une réalité incontournable et que l'Algérie est «condamnée», sous peine d'éviction, à construire les avantages compétitifs de son insertion positive dans l'économie mondiale. Mais, celle-ci n'est pas, comme le prétend le mythe du gagnant-gagnant, le vaste marché où règne l'égalité des chances et où les opportunités dépendent des avantages compétitifs des acteurs. C'est d'abord une hiérarchie issue de rapports de forces forgés tout le long des siècles de l'industrialisation et de la colonisation. C'est, également, un immense pouvoir de marché concentré aux mains d'une poignée d'acteurs, les oligopoles, un marché peu concurrentiel. Des entreprises qui ont un pouvoir de marché mondial qui surpasse les compétences des régulateurs et les capacités financières de la plupart des Etats.
Aussi, loin de se réduire à une question de bonnes techniques d'ingénierie financière et de managers compétents capables d'opérer les bons choix avec les «données du marché», la construction des fondements de la compétitivité externe d'un pays est une œuvre de longue haleine qui se concrétise par les investissements, le progrès industriel, l'élévation du niveau culturel, l'éducation et la formation professionnelle des hommes. Elle exige donc du temps et des moyens [19]. Comme le montre le spécialiste de l'économie publique, Christian Stoffaes, la performance économique d'une nation et donc l'acquisition d'un pouvoir de marché dépendent avant tout de «données structurelles profondes» qui se rapportent à :
- «la productivité du capital», fonction du volume de l'investissement productif accumulé, de l'âge des équipements et des techniques de production ;
- «la productivité du travail» qui est fonction du niveau de formation des hommes, de l'adaptation de leurs qualifications aux besoins de l'industrie, de l'organisation du travail dans les entreprises, de l'organisation des relations entre l'Etat, les entreprises les banques, le commerce ;
- «l'effet d'expérience» qui résulte des économies d'échelle dans la production et des avantages de recherche, publicité, transport, distribution ;
- «l'innovation qui procure une rente de monopole ;
- et la «qualité» qui repose sur le design, la fiabilité, la durabilité, la maintenance et le service après-vente.
Autant de conditions de fonds qui nous ramènent à la nécessaire et indispensable construction des structures d'accueil d'une stratégie de développement national dans le contexte de la mondialisation. Ses présupposés sont-ils réunis ? D'abord, une question préalable : la leçon du fiasco du libéralisme économique a-t-elle été retenue, a-t-elle convaincu ?
Le «logiciel» néo-libéral encore et toujours
Dans le monde, 2008 a sonné l'heure des comptes à régler avec 30 ans de règne du néo-libéralisme intronisé par Ronald Reagan et Margareth Thatcher. Le discrédit du bréviaire néolibéral est alors à son paroxysme. Et pour cause, la finance capitaliste, affranchie de sa laisse, a fait basculer le monde dans une récession globale, la première depuis la seconde guerre mondiale. L'air du temps a visiblement changé. Mais la parenthèse va être de courte durée. Trois ans après l'éclatement de la crise «qui a fortement mis en lumière les écueils, limites et dangers ainsi que les responsabilités de la pensée économique dominante en matière économique, cette dernière continue à exercer un quasi-monopole sur le monde académique», s'alarme un groupe d'enseignants-chercheurs et professeurs d'économie européens. Le logiciel «néolibéral» est toujours le seul présenté comme légitime, malgré ses échecs patents, constatent des économistes issus d'horizons théoriques très différents «atterrés de voir que ces politiques sont toujours à l'ordre du jour et que leurs fondements théoriques ne sont pas publiquement remis en cause». La crise économique et financière qui a ébranlé le monde en 2008 n'a pas affaibli la domination des schémas de pensée qui orientent les politiques économiques depuis trente ans. Pis, comme le relève le sociologue Edgar Morin, «l'Occident en crise s'exporte comme solution laquelle apporte à terme sa propre crise (Le Monde des 9 et 10 avril 2011). Une pensée managériale en panne d'idées, un système financier sinistré et une économie en berne, un état de régression sociale prononcée, des Etats au bord de la banqueroute, bref un modèle disqualifié par l'ampleur de ses propres faillites, mais qu'on n'hésite pas à nous servir quotidiennement comme référence obligée pour penser notre développement national. Le décalage est frappant entre les analyses économiques mondiales critiques et les réflexions dominantes dans nos médias. En Algérie, l'argumentaire économiste continue de puiser dans la vieille boite à idées libérales dont une masse d'économistes sérieux et renommés dans le monde ne veut plus entendre. Comme si l'Algérie était une ile isolée de ce monde dévasté par la crise économique et financière et n'était pas concernée par la vague planétaire de remise en cause des dogmes de l'économie libérale !
Réactualiser le Projet de développement national
L'impasse libérale commande justement de s'atteler à réactualiser la problématique du développement national pour pouvoir la replacer de nouveau et de manière crédible dans la perspective historique de l'Algérie, en retrouvant le fil conducteur de la réflexion qui a accompagné les décennies du développement tant il est vrai qu'il n'est point de bon vent pour celui qui a perdu son gouvernail.
«L'Algérie ne peut se permettre, en raison de sa croissance démographique et du niveau d'aspiration atteint par sa population, de retomber dans des schémas de développement économique dépendant, fondés sur des ressources minières ou humaines dévalorisées et inscrites dans la nouvelle division internationale du travail, d'ailleurs déjà en crise. Le chemin étroit à emprunter est celui de la consolidation de l'industrialisation, de la solution à la crise de la production agricole et du développement des infrastructures scientifiques et techniques pour faire face à l'une et à l'autre de ces obligations». C'est ce qu'écrivait l'économiste Abdellatif Benachenhou en juillet 1987, dans un article publié à l'occasion du 25e anniversaire de l'indépendance. Qui peut valablement soutenir que les termes de référence fondamentaux de cette problématique ne sont plus d'actualité ?
La leçon de l'impasse libérale, au contraire, en souligne plus que jamais auparavant la pertinence et l'urgence : réhabiliter la vision de long terme, les grands projets structurants et les outils stratégiques du développement.
Les tentatives actuelles de remodelage néocolonialiste de l'ordre économique mondial qui menacent notre région et notre pays montrent combien est indispensable la préservation de l'autonomie de décision nationale et son renforcement. Tel est l'impératif politique suprême, qui doit prendre appui sur un Etat protecteur des priorités productives et garant des règles sociales, environnementales et d'aménagement du territoire, ainsi que sur une société pleinement et largement impliquée dans le projet national qui valorise l'emploi productif et qualifiant, le savoir, la libération des initiatives, la reconnaissance de l'autonomie des acteurs du développement économique et social (entrepreneurs, syndicats, tissu associatif, des chercheurs, des inventeurs, le développement des PME…).

Abdelatif Rebah. Universitaire
* Abdelatif Rebah a publié chez Casbah Editions :
Sonatrach : une entreprise pas comme les autres et la minorité invisible.


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