même en littérature, certains se croient sortis de la cuisse de Jupiter ! Ils n'ont cure du dialogue et de ses mérites. Lors d'une rencontre tenue en septembre 1999, entre spécialistes du théâtre dans le monde arabe, mon ami, l'écrivain algérien Makhlouf Boukrouh, invita, de bonne foi, ses pairs à se pencher sur la question des origines du théâtre arabe. C'est le pavé dans la mare, firent quelques-uns alors, mais en sourdine ! Boukrouh venait, en fait, de remettre en cause tout ce qui a été avancé à propos de cette lancinante question par les historiens du théâtre arabe, ou qui se disent comme tels. Il ne manqua pas d'illustrer ses propos par la présentation d'une pièce de théâtre écrite par un Algérois du XIXe siècle, du nom d'Abraham Daninos, (1798-1872). Mais voilà que l'un des assistants, un Egyptien bien sûr, comme touché dans son amour propre, se lève pour dire d'une voix sentencieuse : non, le théâtre arabe est né en Egypte ! Aux yeux de ce chauvin, Boukrouh venait de profaner le temple de la beauté. Quel mal y avait-il à dire, à démontrer que la première pièce à être écrite dans le monde arabe fut d'origine algérienne, maghrébine d'une manière générale ? En littérature arabe moderne, les tenants de ce type de chauvinisme sont légion. La plupart du temps, ils sont à court d'arguments. A titre d'exemple, cela fait un bail que les historiens de cette littérature attribuent la paternité du premier roman arabe à l'Egypte, sous la plume de Haykal, qui a publié son récit, Zeïneb, en 1911. Cette idée a fait son chemin, et, apparemment, personne ne semble vouloir la contester ? Pourtant, la littérature arabe moderne du Machrek comme celle du Maghreb foisonne en textes narratifs depuis les débuts du XIXe siècle. L'âne d'or d'Apulée, (125-200), considéré comme le premier roman dans l'histoire de la littérature universelle, n'a pas fait, à notre connaissance, l'objet d'une quelque vantardise de la part des Maghrébins. Il a fallu donc que Boukrouh hasarde un petit mot sur la sacro-sainte origine du théâtre arabe pour qu'il soit cloué au pilori. Comme si la première pièce théâtrale fut écrite, pour de vrai, en Egypte ! Or, c'est connu de nos jours, les premiers textes de théâtre du Machrek furent composés par des lettrés syriens établis en Egypte au cours de la deuxième partie du XIXe siècle. Au moment même où Abraham Daninos écrivait et publiait sa pièce à Alger en 1847, une pièce originale, il faut bien le dire, le Libanais, Maron Al Naqqache, présentait sa première pièce à Beyrouth, et qui, du reste, fut une adaptation de la langue française. La pièce en question, Nazahat al mushtaq wa ghusst al ushaq fi madinat tiryaq bi l'irak, Le plaisant voyage des amoureux et la souffrance des amants dans la ville de Tiryaq en Irak, a été découverte par le chercheur britannique Philip Sadgrove, professeur à l'université de Manchester. Boukrouh, en sa qualité de professeur et d'ancien directeur du théâtre d'Alger, fit l'impossible pour l'exhumer, la revoir, la corriger, la commenter, et bien sûr la publier avec l'aide du ministère de la Culture en 2003. On prétend dans certains cercles de chercheurs que les prémices du théâtre arabe se trouvaient déjà dans quelques passages fortement dialogués de L'épître du pardon d'Al Maârri, ou chez Al Moutahar Al Azdi, dans son texte Aboulkassim Al Baghdadi, selon Boukrouh lui-même. Déjà, à Alger, au temps de la période ottomane, le théâtre de l'ombre avait son existence, il a même été interdit par les forces coloniales, en 1843, afin de maintenir la population dans une ignorance crasse. On oublie dans cette fausse querelle que le théâtre est une forme littéraire purement occidentale, née chez les Grecs il y a plus de vingt-cinq siècles. Pourquoi donc ce chauvinisme ? Boukrouh, dans une assez longue préface, fait l'état des lieux du théâtre algérien depuis ses débuts. Il n'a pas la prétention d'affirmer une vérité, son but est, plutôt, celui de lancer certaines interrogations, qui ont certes une relation directe avec l'histoire du théâtre arabe. Le texte en question est une narration hautement dialoguée d'un voyage entrepris, en un temps indéterminé, par un groupe d'Algérois, dans une ville qui n'a jamais existé, et qui a pour nom Tériak. Le fait frappant est que la langue utilisée par Daninos est bien celle des Algérois du début du XIXe siècle, une langue stylisée, voire raffinée, dont on a trace dans les chansons andalouses figurant encore dans le répertoire de nos chanteurs d'aujourd'hui. Apparemment, cette pièce n'a jamais été jouée. Elle a cependant été publiée en 1847, à Alger, par son auteur. Au Machrek, on jouait des pièces de théâtre, alors qu'au Maghreb, selon la tournure de Boukrouh, on en écrivait et on en éditait. Si la pièce d'Abraham Daninos ne constitue pas un chef-d'œuvre du genre, elle n'en revêt pas moins une grande importance sur un double plan : elle est d'un côté, et jusqu'à preuve du contraire, la première à être écrite dans le monde arabe, et d'un autre elle est révélatrice de pas mal d'indices sur l'état d'esprit qui régnait à Alger au lendemain de la colonisation française. En outre, l'histoire de la littérature arabe nous incite à jeter un autre regard plus logique, celui-là sur le compartimentage, déjà classique, des âges littéraires arabes, celui qui a été consacré par les Orientalistes au début du XXe siècle en Egypte même. En effet, n'est-il pas absurde de considérer encore cette littérature sous le prisme d'une classification se voulant parfois païenne ou polythéiste, parfois, géographique, régionaliste, politique et dynastique de courte durée, et même sous un prisme tout aussi déformant que celui de l'époque de décadence ? N'est-il pas grand temps, dans les université arabes, de revoir une fois pour de bon cette littérature, dite de la Nahdha, (Renaissance), qui, selon ces mêmes théoriciens, coïnciderait avec l'arrivée de Bonaparte en Egypte en 1798, alors même que cette Nahdha constitue le début d'une véritable débâcle du monde arabe, puisqu'il allait connaître à sa suite les pires formes de la colonisation ? Entre-temps, les Israéliens se sont mis à revendiquer Abraham Daninos et sa pièce théâtrale. Ils ont réussi, jusque-là, à bannir Le marchand de Venise de Shakespeare, de tous les théâtres européens durant plus d'un siècle, plus précisément depuis 1889, y réussiront-ils cette fois-ci à plonger dans des profondeurs abyssales les tenants d'un chauvinisme arabe qui ne rime à rien ?