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«L'armée va finir par rentrer dans le rang en Turquie»
Jean Marcou. Chercheur associé à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul
Publié dans El Watan le 01 - 08 - 2011

La décision prise, le 29 juillet au soir, par l'état-major de l'armée turque de démissionner collectivement fait craindre l'éclatement d'une nouvelle confrontation entre civils et militaires en Turquie. Professeur à l'IEP de Grenoble et chercheur à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul (IFEA) depuis 2006, Jean Marcou connaît particulièrement bien ce pays, où il a enseigné les sciences politiques et administratives à la fin des années 1980. Il a bien voulu décrypter, pour El Watan, cet événement et en analyser les implications sur la vie politique turque.
- Quelle analyse faites-vous de la démission, vendredi, des quatre plus hauts responsables militaires turcs pour protester contre la mise en détention de 250 officiers accusés de complot contre le gouvernement Recep Tayyip Erdogan ? La Turquie est-elle entrée dans une nouvelle crise ?
Je pense qu'il s'agit d'un événement historique, qui marque la fin du système de démocratie contrôlée qui avait été établi, en Turquie, après les interventions militaires de 1960, 1971 et 1980. Dans ce système, l'armée était un véritable acteur politique. Elle était au pouvoir sans gouverner directement. L'intervention militaire feutrée de 1997 (appelée en Turquie «coup d'Etat post-moderne») avait bien montré que, sans sortir de ses casernes, l'armée avait suffisamment de moyens politiques et d'arguments au sein de ce système, pour faire pression sur un gouvernement qui lui déplaisait (en l'occurrence celui de l'islamiste Necmettin Erbakan) et provoquer sa chute. Ce système est en train de vivre ses dernières heures. La Turquie entre-t-elle pour autant dans une crise ? Je ne le crois pas, car l'affaiblissement de l'autorité politique de l'armée est telle que la démission collective des principaux responsables de l'état-major devrait être rapidement surmontée.
- Partagez-vous donc l'avis selon lequel ces démissions sont la preuve que la vieille garde militaire a jeté l'éponge ? Selon vous, l'armée a-t-elle vraiment cessé d'être le centre de gravité du pouvoir en Turquie ?
Je partage cet avis, la vieille garde de l'armée turque est effectivement au bout du rouleau, usée par la résistance qu'elle a tenté d'opposer au gouvernement de l'AKP, au cours de la dernière décennie. Car le processus de démilitarisation en Turquie est le fruit d'une longue évolution depuis que le parti de Recep Tayyip Erdogan est parvenu au pouvoir, en 2002. Si la première législature de l'AKP (2002-2007) a été dominée par un compromis qui fut reflété par l'attitude consensuelle du chef d'état-major de l'époque (le général Hilmi Özkök), la deuxième (2007-2011) a été particulièrement conflictuelle. Il faut dire qu'elle s'est ouverte sur une lourde défaite politique de l'armée à l'occasion de l'élection présidentielle de 2007, qui a vu Abdullah Gül accéder à la présidence de la République, alors même que les militaires avaient tout fait pour l'en empêcher. Au cours des 4 ans qui ont suivi, l'armée a été laminée par les fameuses affaires judiciaires de complot (Ergenekon, Balyoz…) qui ont conduit à l'inculpation, voire à l'arrestation de militaires d'active de plus en plus importants. L'an dernier, lors du Conseil militaire suprême, Recep Tayyip Erdogan était entré dans le dernier pré carré des militaires : leur faculté de coopter leur commandement suprême selon des procédures internes, échappant au contrôle du pouvoir politique. Le gouvernement de l'AKP était notamment parvenu à bloquer pendant 5 jours la nomination du général Kosaner, le chef d'état-major qui vient de démissionner. Preuve de l'état d'affaiblissement de l'armée : pendant son court mandat, ce chef d'état-major a été beaucoup moins présent sur la scène politique et médiatique turque que ses prédécesseurs. Plus généralement, au cours des derniers mois, les gestes de mauvaise humeur de l'armée à l'égard du gouvernement ont été beaucoup moins commentés et médiatisés que précédemment.
- Après ces départs, comment vont évoluer les relations entre l'armée et le gouvernement ? L'armée peut-elle, selon vous, invoquer encore l'argument de la laïcité pour contrer le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan ?
La démission collective de vendredi va accélérer le processus de démilitarisation que j'évoquais antérieurement. Le chef de la Gendarmerie, le général Necdet Özel, qui a été le seul à ne pas démissionner au sein du commandement suprême, a déjà pris la tête de l'armée de terre et devrait être nommé chef d'état-major prochainement. L'an dernier, ce général était apparu comme le principal bénéficiaire des conflits entre le gouvernement et l'armée, qui avaient marqué le déroulement du Conseil militaire suprême. Il apparaissait d'ailleurs comme le favori pour succéder à Isık Kosaner, dont le mandat devait normalement s'achever en août 2012. Le départ de Kosaner ne fait en réalité qu'anticiper un scénario prévisible. L'armée va donc rentrer dans le rang. Il est peu probable qu'elle ouvre une crise en invoquant la violation de la laïcité, ce qu'elle n'a d'ailleurs pas fait réellement depuis la présidentielle de 2007. Car, en réalité, au cours des dernières années, la résistance laïque a beaucoup plus été le fait de la hiérarchie judiciaire (Cour constitutionnelle, Conseil d'Etat, Cour de cassation) que de l'institution militaire.
En 2008, les hauts magistrats ont, en effet, été à deux doigts d'obtenir la dissolution de l'AKP et sont parvenus à faire annuler la réforme autorisant le port du voile dans les universités. Toutefois, depuis la révision constitutionnelle de septembre 2010, cette haute magistrature est, elle aussi, très affaiblie et ce recul général qui concerne aussi d'autres institutions (hiérarchie universitaire, diplomatie…) est peu favorable au maintien du droit de regard de l'armée sur les affaires publiques.
- Est-ce la fin du modèle turc que l'Occident montre comme un exemple à suivre aux pays arabes actuellement en transition ?
C'est probablement la fin d'un modèle de pays musulman laïciste allié de l'Occident et essayant d'évoluer vers la démocratie libérale. Mais c'est aussi l'avènement d'un modèle de gouvernement musulman modéré représentatif de son peuple et beaucoup plus indépendant sur le plan stratégique. Dans le monde arabe, la Turquie est aujourd'hui très observée en raison de ses succès économiques (elle est devenue la première croissance du monde au premier semestre de 2011), en raison de ses acquis politiques (elle a réussi à faire rentrer l'armée dans ses casernes et à intégrer l'islam politique dans un régime pluraliste et parlementaire), en raison de ses nouvelles postures diplomatiques (elle n'hésite pas à tenir tête à Israël et même aux Etats-Unis).
La Turquie est ainsi surtout une sorte de «success story», quant à être un modèle pour le monde arabe, je pense qu'il faut être prudent. Certes, l'expérience turque est intéressante pour des pays arabes actuellement en transition, mais elle n'est pas exempte de dysfonctionnements ; ce qui a été illustré récemment par les arrestations abusives de plusieurs journalistes ou par des limitations apportées à l'usage d'internet. En outre, la démocratisation ne peut être le résultat de la mise en œuvre de recettes importées arbitrairement. Les succès de la Turquie d'aujourd'hui se sont construits sur plusieurs décennies d'expérience du suffrage universel et du pluralisme qui ont également laissé place à des crises et des blocages divers. Les pays arabes ont besoin de conduire leurs propres expériences et de construire leurs propres systèmes.
- Le Premier ministre Tayyip Erdogan a affiché aujourd'hui son souhait de doter la Turquie d'une nouvelle Constitution, sans faire allusion à la démission des quatre plus hauts responsables militaires. Quel est, selon vous, le principal objectif qu'il vise à travers ce projet ? A-t-il des chances de concrétiser ses ambitions ?
Ce projet de Constitution n'est pas réellement nouveau, on en parle depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP, mais il a été mis sous le boisseau au cours de la première législature (2002-2007). L'idée est néanmoins revenue à l'ordre du jour pendant la crise présidentielle de 2007 et a généré le projet dit de «Constitution civile». Mais au cours de la deuxième législature (2007-2012), ce projet s'est heurté à de très vives oppositions.
Finalement, il n'a abouti qu'à une révision constitutionnelle limitée, en septembre dernier. Au seuil de la troisième législature de l'AKP, l'idée d'élaborer une nouvelle Constitution est plus que jamais d'actualité. L'entreprise ne sera pourtant pas facile pour Recep Tayyip Erdogan. En premier lieu, en dépit de sa large victoire lors des élections législatives du 12 juin dernier, l'AKP a moins de députés dans ce Parlement que dans le précédent, et ne dispose pas de la majorité renforcée lui permettant de modifier seule la Constitution. En second lieu, les très forts pouvoirs, qui sont désormais ceux de l'AKP au sein de l'appareil d'Etat, et l'accentuation du recul de l'armée par les démissions de vendredi, risquent de susciter la méfiance de l'opposition et d'un certain nombre de secteurs de la société. Enfin, l'une des dimensions majeures de cette nouvelle Constitution doit être la résolution politique du problème kurde. Or, les députés kurdes élus en juin dernier, qui forment le quatrième groupe politique parlementaire, et qui sont mécontents du sort fait à certains d'entre eux (maintien en détention ou invalidation), ont décidé de boycotter les réunions du Parlement. Même si Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement sont aujourd'hui en position de force, l'affaire n'est donc pas jouée.


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