Lorsque la Constitution algérienne décrète que l'Islam est «la religion de l'Etat», cela signifie que l'Etat estime qu'il ne peut se prévaloir de légitimité aux yeux du peuple glorifié par cette même Constitution qu'en se faisant à la fois l'apôtre et l'exégète du Coran. Ce faisant, il ne lie pas seulement et étroitement le fait religieux à l'acte politique, mais il subordonne le premier au second. Subordination qui s'inverse parfois au profit du seul facteur religieux qui devient prééminent au point d'empiéter sur les prérogatives du politique qui se trouve soudain assujetti, voire asservi, par le religieux. Le chevauchement, ou l'interpénétration de ces deux facteurs, mondain et sacré, n'est pas une invention de l'Etat algérien, mais procède de la tradition musulmane ou la sunna (hâdith) rapportée et réinterprétée au fil des siècles par les docteurs de la foi musulmane (fuqâhas) de toutes les écoles orthodoxes de l'Islam des origines. Que disent ces docteurs de la foi islamique ? Que la douniya wa addin (vie profane et sacrée) sont étroitement imbriquées et leur séparation en Islam est inconcevable, les séparer serait commettre un sacrilège. En langage moderne, cela signifie que l'Etat en tant qu'instance profane, et si transcendante qu'elle puisse être, ne saurait mener une vie indépendante du sacré. L'état comme gestionnaire du sacré Fidèle à une certaine tradition musulmane, l'Etat algérien, depuis l'indépendance, n'a cessé donc de veiller, avec plus ou moins de rigueur, à l'application de ce principe «associatif» consistant à mêler jusqu'à la confusion, politique et religieux, sacré et profane, modernité et tradition, laïcité hésitante et Islam quasi intégral au moins dans ses formes les plus traditionnelles, telles qu'elles se reflètent à travers la Constitution, le code de la famille, le discours politique, et aussi à travers le mimétisme et le conformisme sociaux les plus purs. Au nom de l'Islam, notre Etat se pose donc et s'impose non seulement comme le gardien de la religion, de l'authenticité (al asâla), mais comme le gestionnaire légitime du «sacré» ; il est le guide spirituel du peuple «umma», en l'absence d'un calife en titre. Il s'investit de facto d'une fonction sacerdotale, d'un magistère, à la manière du clergé catholique tout en revêtant l'habit «laïc». Alors que l'Islam authentique - celui du Coran et de la sunna - proclame sans ambages qu'il n'y a point de «contrainte en religion» (lâ ikrah fî addin), notre Etat s'érige paradoxalement en directeur des consciences - individuelle et collective - auxquelles il impose des contraintes insupportables en matière d'observation cultuelle et traditionnelle. En dépit de la doctrine officielle, telle qu'elle se déploie à travers la Constitution et la charte nationale de 1976, et dans celle réactualisée en 1986, doctrine qui prétend que l'Islam n'est «lié à aucun clergé» et que le croyant de cette religion est délié de toutes les aliénations religieuses qui seraient l'apanage des autres religions célestes, l'Etat algérien légifère et se comporte, pourtant, en pratique du moins, comme s'il était le «clergé» dont le rôle consiste non seulement à faire enseigner par ses imams et chouyoukh patentés les sources de l'Islam (le Coran et la sunna) mais à contraindre également les croyants à observer les commandements de l'Islam en général, et l'un de ses cinq piliers en particulier : le Ramadhan. L'état ou le Calife sans titre ? Le fait que chaque année des dizaines de citoyens soient poursuivis et condamnés pour avoir rompu le jeûne de Ramadhan illustre bien le caractère clérical de l'Etat qui, en dépit de la laïcité de certaines de ses lois et de ses pratiques politiques, demeure entièrement dominé par le concept islamique qui proclame la non-séparation de la sphère politique de la sphère religieuse, calife sans titre, l'Etat algérien en assume pourtant presque toutes les fonctions, puisqu'il définit et fixe seul les règles de l'interdit et de l'autorisé en matière religieuse. Dire que l'Islam, en général, et l'Islam algérien, en particulier, ignore le «clergé» et que ses fidèles n'obéissent qu'à leur conscience, qu'ils ne sont tenus de rendre compte de leurs actes, gestes et pratiques qu'à Dieu le Tout-Puissant, relève d'une contre-vérité. La vérité, c'est que le politique a toujours subordonné, en Islam, le religieux, et c'est cette ingérence constante du politique dans la sphère religieuse qui fait que le croyant ordinaire n'est pas «libre» d'exercer, ou de ne pas exercer, selon son bon vouloir le culte de son choix, mais selon le bon vouloir de son prince ou son calife. Or, l'Etat algérien, ç'en est un. Il remplit à la fois la fonction politique dévolue au prince, et celle qui revient au clergé dans la religion catholique. En sa qualité de prince, il affecte dans ses conduites de politique tant étrangère qu'interne des allures profanes, mais en tant que «clergé», il s'impose presque comme l'unique exégète qualifié de la religion musulmane, version malékite. Cette double posture, qui marie politique et religion, deux dimensions qui se trouvent par ailleurs mâtinées d'une bonne dose d'un nationalisme algérien, fier et ombrageux quelquefois, témoigne d'un brouillage de l'identité à la fois politique et culturelle de l'Etat algérien. Elle dénote aussi ses incohérences et ses tiraillements entre deux orientations contradictoires : modernité et tradition, Islam et nationalisme, et maintenant entre amazighité soudain «retrouvée», mais acceptée du bout des lèvres et comme à son corps défendant, et les autres composantes de l'identité algérienne… Le dédoublement de l'état algérien L'Etat algérien déroute et désarçonne l'analyste par ses traits contradictoires. Nationaliste ombrageux et fier par tradition, jacobin par certaines de ses conduites politiques, il se montre religieux sans être fanatique et moderne sans appliquer tous les réquisits de la modernité, notamment politique. C'est ce mélange d'idéologie, d'affirmation et d'orientations contradictoires qu'il fait sien qui désarme l'observateur qui tente d'analyser les connexions internes des éléments constitutifs de son «anatomie». En fait, notre Etat, dont le système politique n'est que l'expression manifeste, est un personnage dédoublé et ambivalent. C'est ce dédoublement de la personnalité de l' Etat qui est à l'origine des crises identitaires et politiques récurrentes et des violences qui affleurent à la surface de toute la société et dont la corruption, la criminalité économique, grande et petite, et les émeutes urbaines répétées ne sont que les manifestations visibles à l'œil nu. Il faut entendre le mot «violence» au sens extensif : la hogra ; l'injustice et le mépris de la personne humaine dont nos administrations et certains de nos magistrats incompétents et corrompus qui violent les lois du pays et de sa Constitution font preuve ; l'enrichissement facile de beaucoup de caciques et d'apparatchiks du régime, leur impunité totale ; l'inamovibilité de certains ministres ayant battu tous les records de la longévité (cas de Benbouzid de l'Education nationale) ; promotion spectaculaire de certaines personnes notoirement reconnues pour leur incompétence avérée à la tête de postes stratégiques de l'Etat, telles sont les formes spécifiques de violence faites à la nation, et dont la liste pourrait s'allonger à l'infini. Ces formes de violence sont bien plus meurtrières que la violence physique et peut-être bien plus difficiles à supporter que l'exécution séance tenante. Le mensonge politique, la censure et l'autocensure, l'imposition d'une doctrine ou d'une idéologie quelconque, politique, religieuse ou ethnique ; le refus de l'autre, l'intolérance, la fermeture au débat, l'exclusion et les entraves à la liberté de pensée, d'opinion, de conscience, de croyances et de culte, etc. ressortent de cette définition extensive de la violence dont le caractère sourd et douloureux ne se laisse pas appréhender de prime abord. Violence sourde et incommensurable mais qui pourrait, à la longue, s'épanouir soudain en guerre sanglante. L'imposition du mois sacré de Ramadhan comme preuve d'intolérance religieuse Revenons maintenant à la fonction de sacerdoce ou de clergé assumée par notre Etat. Cette fonction apparaît nettement à travers l'imposition du Ramadhan comme institution et pratique sacrée. Alors que le Coran oscille en maints de ses versets, ésotériques et exotériques, entre le libre arbitre laissé au croyant d'appliquer ou non les commandements de Dieu et les obligations contraignantes qui excluent la dérogation, sauf exception (voyage, maladie, guerre sainte…), l'Etat algérien paraît, en ce qui concerne surtout le moins du jeûne sacré, si intransigeant qu'il ne tolère pas qu'une personne, même de religion chrétienne ou animiste, rompe le jeûne en public. Pour ne pas provoquer des troubles «à l'ordre public», il faut que cette personne se mette à l'abri des regards de la foule qui, il est vrai, partage et approuve dans sa quasi-totalité le point de vue de l'Etat, considéré comme le gardien et le protecteur de la religion musulmane. Entre l'Etat et la foule, il y a donc consensus autour du Ramadhan qui doit être imposé et observé par tous : croyants, sceptiques, agnostiques ou infidèles (juifs et chrétiens). Si, comme le dit Ibn Khaldoun, le peuple suit toujours la religion de son prince régnant, ici, c'est le prince qui semble suivre la religion de son peuple et en applique la volonté. C'est ce «suivisme» de l'Etat, en l'occurrence algérien, qui pourrait lui accorder, dans une certaine mesure, des circonstances atténuantes en matière d'imposition religieuse. L'Etat, dans ce contexte, n'est pas la cause essentielle de l'intolérance religieuse rampante, il en est à la fois le produit et le reproducteur obligé. Sous le poids écrasant de la tradition sociale et des imaginaires religieux dont elle s'alimente, cette intolérance a fini par s'institutionnaliser, de facto et de jure, et l'Etat ne paraît être ici qu'un instrument d'exécution d'une volonté qui le transcende. Le projet du FIS dissous de ré-islamiser de force la société est-il de retour ? L'Etat algérien qui se montrait relativement, dans les années 1960-1970, bien plus tolérant, voire démocratique, alors que le FLN était encore prisonnier de son dogmatisme idéologique imperméable au débat, le voici aujourd'hui qui se raidit dans des positions religieuses dont certaines n'ont rien à envier à celles du FIS dissous qui, au faîte de sa popularité des années quatre-vingt-dix, s'était efforcé d'imposer plus par la ruse et le chantage que par la persuasion, un Islam «dur et pur», uniforme et univoque à toute la société algérienne. On se souvient encore des polices parallèles des mœurs qui furent partout instituées par ce «parti de Dieu» pour faire la chasse aux sorcières, dénoncer et excommunier tous ceux qui lui paraissaient dévier de la charia islamique dont il voulait en faire la loi fondamentale et exclusive de l'Etat qu'il cherchait à phagocyter, à prendre d'assaut. Les débits de boissons alcoolisées et les maisons closes relevant des municipalités qu'il contrôlait furent fermés, et les baigneurs, en particulier les baigneuses qui ne portaient pas la tenue réglementaire «islamique», furent pourchassés quand d'autres furent contraintes de porter le pseudo hidjab islamique. Seules, à l'époque, les chèvres et les chattes domestiques n'ont pas été astreintes à porter «le foulard islamique» et d'autres innovations vestimentaires qui, malgré leur étrangeté, étaient réputés conformes aux enseignements de la pudicité islamique. Le Ramadhan de 2011 diffère-t-il de celui de 1990 ? Qu'en est-il aujourd'hui, après «la mort du FIS» ? Certaines de ses idées, combattues énergiqu ement de son vivant, sont, ironie du sort, reprises et appliquées presque intégralement par le gouvernement actuel qui semble préférer la démagogie et la surenchère religieuse à la fermeté et à la transparence dans les principes. Comme durant les années 1990, et à l'instar des milices du FIS dissous, la police et la justice feraient des tournées auprès des gérants de restaurants situés en bordure de certaines plages et leurs déconseilleraient, sous peine de fermeture, d'amende ou de condamnation pénale, de servir des nourritures aux clients qui viendraient à en demander. D'après les témoignages que j'ai pu recueillir auprès des commerçants installés le long de la côte de Tighzirt et de Béjaïa, durant la première semaine de ce Ramadhan, la police serait venue les avertir qu'en cas de vente d'alcool ou d'aliments, ils risquaient «cinq ans de prison et une amende de 50 000 DA». Si l'interdiction de servir l'alcool paraît légitime et défendable en ce mois sacré et se justifie pour des raisons de sécurité et d'ordre public, il ne devrait pas en être de même en ce qui concerne la nourriture et l'eau. Pourquoi interdire aux gens de sustenter ? Pourquoi rendre illicite le fait de s'alimenter durant ce mois sacré ? C'est, naturellement, en vertu de la chariaâ islamique, que notre gouvernement semble partager avec le FIS «enterré», et avec tous les partisans du fondamentalisme radical, version Ibn Taymiyya et ses épigones, tel Hassan El Banna. A regarder les choses de plus près, on a l'impression que notre gouvernement actuel fait rétrospectivement des concessions aux partisans de l'Islam «pur et dur». Le fait-il au nom de la rahma ou de la réconciliation nationale ? Ces concessions devraient-elles se faire au détriment des autres composantes sociales algériennes attachées à l'Islam tolérant et modéré ?
Des commerçants et des habitués tristes face à des plages désertes Ce ne sont pas seulement les jeûneurs qui, en d'autres lieux, sont tristes et souffrent des affres de la faim et de la soif. Les «mangeurs de Ramadhan» le sont aussi, puisqu'ils ne peuvent, en dépit de leur résolution de le rompre, trouver auprès des commerçants de la côte la nourriture et les boissons, alcoolisées ou non, qui puissent satisfaire leurs besoins. Leur frustration est à son comble, et les jeûneurs sont peut-être beaucoup moins à plaindre qu'eux dans la mesure où ils passent le plus clair de la journée endormis, ce qui atténue chez eux les frustrations de la faim et de la soif. En ronflant profondément de l'aube à 18 h, ces jeûneurs n'auront fait en somme qu'une heure ou deux effectives de jeûne… Quoi qu'il en soit, ces commerçants côtiers que j'ai pu visiter incognito sont tristes et bâillent d'ennui et de dégoût. Ils reçoivent des clients qu'ils ne peuvent servir, et leurs stocks de marchandises moisissent dans des caves humides et bien cadenassées. Ils se plaignent tous d'un manque à gagner, de perte d'argent en cette période du mois, et surtout, d'excès d'impôts et d'amendes qui leur sont infligées de manière injustifiée, factures qu'on m'exhibe comme s'ils voulaient me prendre à témoin contre l'injustice dont ils seraient victimes de la part de l'Etat et de ses agents chargés de les surveiller et de les punir au moindre faux pas. Les clients assoiffés de boissons ou ceux qui y viennent uniquement remplir leur ventre creux de poissons grillés ou de frites portent, eux aussi, sur leur visage, toutes les marques d'une tristesse inouïe, liée tant au manque qu'au sentiment de vivre dans un pays, certes beau et chéri, mais où l'individu n'est cependant point maître de sa liberté de conscience, de ses choix et de toutes les possibilités de satisfaire à ses besoins essentiels, ou simplement à ses fantaisies et ses caprices. Une atmosphère maussade et lourde de dégoût règne de manière absolue sur ces lieux, prédilection habituelle et refuge pour tous ceux qui fuient l'ennui de nos villes polluées, sales et bruyantes. Les plages désertes sur lesquels s'ouvrent ces restaurants et ces gargotes plus ou moins improvisés sont rendues également tristes par l'absence de vie et d'animation joyeuse, et rien en effet ne vient égayer cette atmosphère monotone et lourde de tristesse et d'inaction que ces vagues qui viennent, de temps en temps, se heurter violemment aux rochers. C'est dire que même ces lieux situés à l'écart, loin des regards de la masse ancrée dans ses croyances et ses rites traditionnels, lieux que l'on pourrait qualifier de «touristiques», n'échappent pas à la surveillance et au contrôle de «la conformité». Comme les autres lieux ordinaires du pays, ils sont soumis à l'obligation de respecter le Ramadhan, de ne pas le rompre, au risque d'attirer sur l'Etat le courroux de Dieu et surtout celui du peuple qui attache à ce mois de jeûne et de piété une valeur plus que sacrée. Une imposition intolérante de l'islam mais largement partagée Le seul point d'accord, en effet, que l'on peut réellement déceler entre le peuple et l'Etat, c'est bien le Ramadhan. Hormis la minorité des contestataires et des braillards, le consensus sur ce chapitre entre la foule et l'Etat est quasi total. Ici, l'intolérance religieuse de l'Etat puise sa source d'inspiration de l'intolérance populaire qui croit que l'Islam est réductible aux seules obligations cultuelles prescrites par le Coran dont l'obligation du jeûne serait l'unique critère de vérité et d'appartenance à l'Islam devant lequel toutes les autres convictions, croyances et références identitaires devraient s'effacer. Mais les questions de fond qui se posent et s'imposent à l'esprit de l'homme un tant soit peu instruit sont les suivantes : puisqu'il est dit dans le Coran qu'il n'y a point de contrainte en religion, pourquoi impose-t-on dès lors le Ramadhan et poursuit-on pénalement ceux qui l'enfreignent ? Question qui en appelle d'autres : pourquoi cette imposition ne s'applique-t-elle pas avec la même rigueur aux quatre autres obligations cultuelles : la prière, la zakat, le hadj et la chahâda ? Pourquoi ces quatre piliers de l'Islam bénéficient-ils d'une certaine dérogation, voire d'une grande tolérance par rapport au Ramadhan qui, du point de vue religieux, se situe sur le même plan que les autres obligations cultuelles ? On peut répondre à cette question par le fait que le Ramadan possède, en sus de son caractère sacré, une dimension sociale forte qui éveille chez le croyant le désir de se retrouver réuni en famille autour d'une chorba bien épicée assortie de la chaleur et de la convivialité qui lui donnent quelque baume au cœur ; de se réconcilier avec les siens, de se pardonner mutuellement, mais aussi pour prouver son attachement et sa fidélité à l'Islam des ancêtres. Le secret de la force socialement prégnante de Ramadhan Preuve de démonstration de fidélité aux traditions sociales, le Ramadhan se trouve de ce fait lesté d'une forte charge affective dans laquelle le prétexte ou le motif religieux sous-jacent ne joue qu'un rôle de second plan. Il est estompé par la force irrésistible du principe holiste qui fait que l'individu s'efface et se dissout complètement dans le collectif. Le caractère purement social et contraignant du Ramadhan apparaît nettement lorsqu'on le compare aux autres obligations cultuelles prescrites par le Coran. Ainsi, la société qui surveille avec une vigilance accrue les comportements de l'individu durant le moins de Ramadhan, et qui se montre prompte à le dénoncer à la vindicte publique dans le cas où il rompait le jeûne, même de façon discrète, se montre relativement tolérante vis-à-vis de ceux qui s'abstiennent de faire la prière, de pratiquer la zakat, le hadjj ou la châhâda. C'est que ces dernières obligations sont beaucoup moins «sociales» que le Ramadhan et surtout échappent au contrôle quotidien du collectif. On n'interpelle jamais une personne dans la rue pour lui demander si elle pratique ou non ces quatre derniers piliers de l'Islam, mais l'on s'autorise presque toujours à demander à la personne si elle pratique ou non le jeûne, et dans le cas où cette personne dit non, elle encourt le risque de stigmate et d'exclusion. Le comportement social algérien pendant le Ramadhan Le Ramadhan est appréhendé comme une occasion de charité, d'aumône, de pardon et de compréhension mutuelle. C'est le mois qui rappelle à tout un chacun, riche et pauvre, ce que peuvent être les affres de la faim qu'éprouvent les indigents en temps ordinaire. C'est le mois qui, théoriquement, rapproche le plus le fidèle de son créateur et lui rappelle que la vie terrestre n'est qu'une existence factice et éphémère qui éblouit par rapport à l'au-delà où règne paix, Paradis et bonheur éternels pour ceux qui auront accompli leurs devoirs ici-bas. En pratique pourtant, ces convictions se heurtent et se cognent à des contradictions incurables qu'illustrent de manière vivante les tensions, les bousculades, les agressivités verbales et physiques et même les pugilats qui se font jour dans les marchés à l'heure des emplettes, tous ces gestes et actes qui se trouvent, comble de l'ironie ou de l'impiété, accompagnés presque toujours de propos obscènes et d'insultes sacrilèges envers Dieu (?). Ce type de comportements relève en effet d'un paradoxe dont seule la psychanalyse pourrait peut-être expliquer les causes. Comment peut-on oser profaner ce que l'on adore ? Est-il sensé, raisonnable et cohérent de rendre simultanément culte à Dieu tout en l'insultant de manière qui choque profondément l'entendement humain et pas seulement religieux, mais heurte aussi l'entendement de l'homme profane un tant soit peu éduqué. Le terme «musulman» connote, étymologiquement «soumission» à Dieu, ce qui signifie culte et respect révérenciel à son égard. Pourtant, ce Dieu vénéré en théorie se trouve piétiné en pratique et réduit en défoulo Le St Coran et Chateaubriand ir sur lequel on déverse l'excès de ses tensions nerveuses et de ses états d'âme. Le refus inconscient du jeûne de Ramadhan et ses traductions dans les faits… Le fait d'agir de la sorte envers ses semblables traduit assurément un refus inconscient d'accepter le jeûne vécu plus comme une contrainte sociale que comme une obligation divine. Les deux dimensions se superposent certes, mais la dimension sociale du Ramadhan recouvre la dimension religieuse d'un épais voile de représentations et de perceptions dont le caractère grégaire se révèle à travers l'imitation et l'automatisme des individus en acte. Tel qu'il se pratique en Algérie, le Ramadhan apparaît donc plus comme un événement social marquant de l'année, une dette socialement redevable au groupe social, à la famille, qu'un acte de repentir envers le créateur, même si ce sentiment est sous-entendu par l'acte de jeûner. Mère de toutes les bêtises, l'ignorance est en même temps source de toutes les représentations fausses de la vie. La mauvaise éducation qui en résulte ou qui lui fait cortège est l'ennemi numéro un de la politesse, de la civilité, de l'autodiscipline et de l'autorégulation. L'éducation religieuse, qui se fait chez nous sur le mode de «bourrage de crâne», d'inoculation dans les têtes juvéniles de formules pieuses toutes faites, resterait sans objet si elle n'était pas accompagnée et encadrée par une logique fondée sur la rationalité, la raison et l'esprit critique. L'agressivité et l'insolence dont font preuve les enfants que l'on rencontre dans la rue, les jardins et les cours d'immeuble montrent combien le système éducatif algérien, aussi bien religieux que «laïc», s'est montré impuissant à former le citoyen «modèle» que l'on voudrait donner à voir aux autres nations civilisées. Nos jeunes, souvent en bas âge, que l'on rencontre par grappes dans les divers espaces publics, sont d'une insolence et d'une grossièreté telles qu'elles défient l'esprit civilisé et le heurtent dans ce qu'il a de plus sacré. Ces enfants, dans quelque endroit qu'on les rencontre, vous font entendre des propos malséants ; ils s'abreuvent mutuellement d'insultes et d'obscénités invraisemblables et n'hésitent pas à vous gratifier au passage, si jamais vous leur en faisiez la moindre remarque, d'insultes semblables. Leur demande-t-on de ne pas abîmer les jeunes arbres, de ne pas jeter des ordures n'importe où, ou de s'abstenir de se lancer des cailloux, ils vous narguent, vous regardent d'un air narquois et vous font même un bras d'honneur osé. Que leur apprend-on à l'école et au sein de la famille ? Que l'Islam est la meilleure des religions célestes, la vraie ; que l'Islam est hygiène de vie, propreté, respect d'autrui et culte de Dieu, etc. Privés de contenu et d'âme, l'enseignement et l'éducation, dispensés respectivement dans nos écoles et au sein de la famille aux enfants, se réduisent en fait à des formules si creuses et si scolastiques qu'ils ne peuvent former autre chose que des automates qui répètent sans les comprendre les préceptes moraux, éthiques et intellectuels. On parle de respect, d'éducation, de tolérance, de pudeur et de propreté, mais on agit de manière exactement contraire. C'est dire, en d'autres termes, que l'Islam théorique, superficiel et purement rituel enseigné aux enfants par nos institutions familiales et religieuses se révèle être un véritable fiasco. C'est à l'Islam à l'envers que nous avons affaire ici ; c'est cet Islam ritualiste qui commande les actes individuels et collectifs au quotidien et non l'Islam d'origine que d'aucuns idéalisent ou transfigurent, d'ailleurs souvent à tort. De même, l'éducation civile et civique pseudo laïque dispensée dans nos établissements primaire, moyen et secondaire, n'est pas exempte de défauts et d'incohérence quant au contenu et aux méthodes mis en œuvre. Elle se signale à la lecture des manuels scolaires par la pauvreté aussi bien de son contenu que de ses méthodes. De là s'expliquent en effet les retombées négatives de ce type d'enseignement mixte sur les modes de pensée, de faire et d'agir des individus. Les conduites sociales déviantes et l'hypocrisie qui en résultent sont la conséquence inévitable de la déliquescence de notre système éducatif, et partant, de l'irrationalité qui préside au système de gestion administrative et de la gouvernance politique.