Chaque fois que je passe dans cette rue, j'en ai des frissons.» Comme des milliers de New-Yorkais, lorsque Diane s'approche de Ground Zero, où les Twin Towers ont été la cible d'une attaque «à l'avion», elle ne peut s'empêcher de frémir. Et il est vrai que les lieux sont chargés d'une vibration particulière. New Yrok De notre envoyée spéciale D'un poids qui cloue sur place, mêlé à un sentiment de déférence pour un site historique. «On se dit qu'avec le temps on oublie, on passe à autre chose. Mais c'est impossible. Et la douleur, le vide est toujours vivace, surtout à cette période», dit la quadragénaire, avant de s'engouffrer dans le métro d'un pas pressé, en bonne New-Yorkaise. Et force est de constater qu'à mesure que la commémoration du 10e anniversaire des attentats approche, la ville est prise d'une étrange frénésie du souvenir. A la télévision, dans les journaux, sur Internet, dans les rues et les magasins, le «9/11» est partout. Le Ground Zero n'existe plus ! Il est près de 13 heures, et à la sortie de la bouche de métro du terminal World trade station, il y a foule. Etrangement, les dizaines de personnes sont debout, et elles ne bougent pas, en dépit de la pluie qui s'abat drue. Inhabituel pour la ville. Appareils photos en main, ils scrutent le ciel bas et nuageux. Dans cette rue, tous les bruits ordinaires de New York sont couverts par celui, assourdissant, des travaux qui semblent tant intéresser les touristes et les caméras des médias. Les machines circulent et bipent, les scies à métaux vrillent et les marteaux piqueurs tonnent, derrière de hautes barrières recouvertes de bâches représentant les maquettes numérisées de ce à quoi ressemblera cette place dans quelques semaines. Et c'est une foule hypnotisée qui admire, avec respect et émotion, les gratte-ciel, tous de verre et d'acier, qui s'élancent à perte de vue dans la brume blanche. Mais ils ne sont pas implantés sur les fondations des tours qui se sont effondrées. Leurs empreintes resteront dénudées à jamais. Comme une plaie qui ne cicatrise pas. Mais dix ans après les attaques, la vie a repris ses droits, et des répliques des Twin Towers ainsi que du building 7 sont en reconstruction. Il ne reste plus rien du Ground Zero. Sauf le nom. Ce qui dérange le maire de New York, Michael Bloomberg. Dans des déclarations à la presse locale, il a d'ailleurs exhorté ses concitoyens à adopter, quelques jours avant l'inauguration officielle du 9/11 Memorial, une nouvelle appellation pour ce site. «Ce n'est plus le chantier poussiéreux et figé que ce fut des années après la tragédie. Nous n'oublierons jamais l'étendue de dévastation qu'a été le Ground Zero. Mais aujourd'hui, il est temps pour nous d'appeler ces 16 acres ce qu'ils sont : le World Trade Center, le Memorial et le musée du 11 septembre», a argué le maire de la ville «martyrisée». New York outragée, martyrisée… mais pas brisée. Le temple du souvenir et de l'émotion Une rue plus loin, à Liberty street, caché par les échafaudages et les bâches de protection des travaux du WTC, se trouve le Tribute World trade center. Ce centre a été fondé par des associations de familles de victimes, de rescapés et de riverains. C'est l'un des «lieux de souvenirs» le plus fréquenté. A l'entrée, sont exposés les inévitables articles de merchandising estampillés 9/11. T-shirts, casquettes, vestes, cartes postales, peluches, pin's, livres ou encore stylos… ce qui n'est pas du goût de tous. Le problème ? «Je trouve que tout le 11/9 commence un peu trop à devenir une affaire commerciale. Tout ce marchandising… je ne comprends pas…», déplore Sarah. L'on aura donc compris que le plus attrayant n'est évidemment pas la partie «commerce» du centre, mais ce qui suit. Cela commence par une vidéo projection sur une cloison où le Lower Manhattan pré-attentats est peint. Des témoins qui se rappellent le restaurant du dernier étage de la North Tower et sa vue imprenable, d'autres qui se souviennent à quel point se promener entre les gratte-ciel était impressionnant. Puis, à mesure que l'on progresse dans la découverte de ce musée, l'émotion prend à la gorge. Sur des panneaux, des citations de rescapés juxtaposant un écran qui diffuse les images de ce «black Tuesday». Quelques pas plus loin, derrière un présentoir en plexiglas, un morceau de métal calciné et rouillé : le hublot d'un avion. Puis, ce sont les scaphandres, endommagés de pompiers, des paires de chaussures, une peluche, des cartes magnétiques, qui défilent. Les vestiges retrouvés dans les décombres fumants. Sur les murs, des photos. Des milliers de photos. Des milliers de visages souriants, portant un bébé, recevant un diplôme, se mariant, ou posant en uniforme. En haut de certaines de ces photos, la mention «missing» rappelle que plus de 1000 personnes n'ont jamais été retrouvées. Pas un bruit ne se fait entendre, si ce n'est les voix des témoignages et les sirènes tonitruantes qui ont hanté les rues de New York des jours et des nuits durant. Les visiteurs gardent un silence religieux, retiennent leur souffle et leurs larmes, tandis qu'ils revivent l'une des plus grandes tragédies qu'ont connue les Etats-Unis, et qui a bouleversé pour des décades la face du monde. Beaucoup de bruit… «C'était une si belle journée. Le ciel, en ce mardi, était d'un bleu superbe». C'est ainsi que Judith, la cinquantaine, dynamique, commence toujours sa présentation. Depuis quelques mois, elle a rejoint la troupe de volontaires du Tribute WTC, et qui organise des tournées de visite à travers les sites qui ont marqué cette journée et qui racontent le mieux le 11/09. «Tous les témoins, lorsqu'ils se rappellent de cette journée, se souviennent d'abord du ciel bleu. Tout simplement parce c'est ce que nous avons scruté toute la journée», explique Judith. En compagnie de Joe, son co-guide du jour, elle va, plus d'une heure durant, retracer les événements, minute par minute, heure par heure, développement par développement. La prise d'otages et le détournement des avions. Le premier avion qui s'encastre dans la North Tower, qui prend feu. Le second qui rate sa cible une première fois, «les pirates étaient des pilotes inexpérimentés», qui continue son vol jusqu'à la statue de la Liberté et fait demi-tour. Puis le crash dans la South Tower. «Ce dont on se rappelle surtout, c'est le bruit. Celui des avions rasant Manhattan, puis celui des explosions massives», raconte, émue, Judith. Si elle s'en rappelle si bien, c'est qu'elle y a assisté de chez elle, un immeuble qui se trouve à quelques rues du World Trade Center. «Je me suis portée volontaire afin d'aider à retrouver les enfants qui étaient à la garderie en feu, à côté de l'une des tours. Puis, afin d'aider les secouristes. Puis, à déblayer. Et aujourd'hui à nous souvenir», affirme-t-elle. De grands yeux bleus, un large sourire et le dos un peu voûté, Joe, la cinquantaine, est un double miraculé. Il a réchappé aux premiers attentats contre le WTC, en 1993, lorsqu'une voiture piégée explosa au sous-sol de la North Tower, tuant 6 personnes. En septembre 2001, il travaillait au 77e étage de la South Tower. «J'ai été sauvé grâce à mon expérience de 1993. Lorsque nous avons appris que quelque chose se passait de l'autre côté, j'ai ordonné à mes collègues de descendre. Nous avons pris l'ascenseur jusqu'au 44e étage», raconte-t-il, fébrile. C'est là que le second avion percute la tour. Ils auraient attendu quelques secondes afin de descendre, et ils ne s'en seraient pas sortis vivants. «Les corps s'écrasaient sur le sol, devant nous» Une fois arrivé en bas, dans la rue, Joe assiste à des scènes apocalyptiques. Du feu et de la fumée partout, des hurlements, des papiers qui virevoltent dans les airs, des particules qui pleuvent. «Ce qui m'a le plus traumatisé ? D'en bas, on voyait les gens pris au piège des flammes, sauter par les fenêtres des gratte-ciels. Seuls ou se tenant la main. Et je les voyais s'écraser sur le sol, devant moi. Les rues étaient recouvertes de sang», relate, douloureusement, le rescapé. Ce qui l'a définitivement bouleversé. «Il y a le Joe d'avant le 11/09, et le Joe d'après. On apprécie mieux la valeur de la vie. Mais l'on est changé à vie, d'autant que j'ai perdu tant et tant de proches», confie-t-il. Dix ans après, la douleur est la même… Et le temps n'y fait rien. Même une décade. La douleur est toujours la même pour tous ceux qui ont un lien avec cette tragédie. «L'on réapprend à vivre. Et heureusement, comme pour tous les New-Yorkais, le ''normal'' a repris ses droits. Mais dès qu'on y pense, on se retrouve transporté dans cet effroyable mardi», estime quant à elle Marie, la trentaine active. «Dix ans après, il suffit que je visionne des images des attentats pour que les sanglots me prennent. Comme si l'on appuyait sur un bouton qui vous fait revivre la douleur et la terreur», souffle Judith. «La ville a longtemps été une ville fantôme. Mais le temps a passé, et New York renait de ses cendres. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'apprécie le nouveau WTC. Cet équilibre entre commémoration avec le memorial et renaissance, avec la construction de nouvelles tours », souligne-t-elle dans un sourire. Avis que Joe est loin de partager. «La majorité des familles sont opposées à ce projet. Ils n'auraient dû édifier que le monument et le musée. Les tours ont coûté des milliards de dollars, et elles ne vont servir à rien… », juge, sombre, le miraculé. Alors, oui, la vie a repris ses droits. Et tandis que certains New-Yorkais discutent du remplacement, judicieux ou non, des tours jumelles, leurs spectres apparaissent la nuit tombée. Deux rais de lumières bleues sont ainsi allumées à l'emplacement même des deux gratte-ciels. Et les prolongent ainsi, dans l'infini du ciel étoilé…