Emmanuel Blanchard est maître de conférences en sciences politiques à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Ses recherches portent sur les polices en situation coloniale et sur la socio-histoire des politiques d'immigration. Il vient de publier La police parisienne et les Algériens (1944 – 1962) aux éditions Nouveau monde. - Ce qu'on a appelé le «problème nord-africain », pour ne pas dire algérien, a été en métropole plus un problème de la police que des politiques. Pourquoi ce distinguo ? Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les «Français musulmans d'Algérie» se voient reconnaître la liberté de circulation entre les deux rives de la Méditerranée et l'égalité des droits avec les autres citoyens français de métropole. Cette pleine citoyenneté théorique, réaffirmée dans le statut de l'Algérie de 1947, visait à arrimer les départements d'Algérie à la France, alors même que la domination coloniale était contestée. Pour beaucoup d'observateurs, elle était une «fiction juridique» impossible à respecter en raison des représentations négatives dont étaient l'objet les Algériens toujours perçus comme « indésirables » en métropole. Pour les gouvernements successifs, il était donc hors de question de faciliter leur accueil, notamment en matière de logement. Ils pouvaient justifier leur inertie en s'abritant derrière le principe d'égalité (puisque les «FMA » étaient pleinement citoyens, il aurait été inconstitutionnel de leur permettre de bénéficier de dispositifs spécifiques). Il reste que les nouveaux arrivants étaient frappés par le chômage et la pénurie de logement. Ces difficultés ainsi que leur visibilité dans certains quartiers populaires ou certaines formes de délinquance (le marché noir de produits rationnés notamment) conduit à ce que le thème du « problème nord-africain » s'imposent dans la presse et dans les préoccupations des forces de l'ordre. L'emprise policière (contrôles d'identité, rafles, retours forcés…) fut la seule réponse apportée à une immigration massive ancrée dans une domination coloniale qu'aucun parti de gouvernement ne songeait à remettre en cause. - Vous qualifiez les Algériens de «migrants particuliers». Qu'est-ce qui les distingue des autres migrants ? Est-ce leur statut de «Français musulmans» qui ne fait pas d'eux pour autant des citoyens ? Pourquoi l'immigration algérienne était-elle gérée par la police ? Juridiquement les Algériens de France n'étaient pas des étrangers, ni même des coloniaux au statut intermédiaire. Ils étaient pleinement citoyens français et n'étaient soumis à aucun encartement spécifique (la plupart détenait une carte d'identité dont la possession n'était alors pas obligatoire). Dans les faits, il s'agissait de «citoyens diminués», en raison de la persistance de discriminations juridiques et politiques en Algérie (le second collège), d'une citoyenneté sociale amputée (au travers, par exemple de la faiblesse des allocations familiales versées aux «musulmans» d'Algérie) et plus généralement d'une situation coloniale qui pesait sur les représentations et les pratiques administratives. Dans ce contexte, les forces de police n'hésitaient pas à outrepasser leur mandat et à user de violences pour chasser les Algériens paupérisés et considérés comme trop visibles, ou pour faire taire ceux qui cherchaient à faire valoir leurs droits ou à s'opposer à la domination coloniale. - Vous relevez dans votre livre que le contrôle policier de la communauté algérienne en France est antérieur à la guerre de libération de l'Algérie ? A quelles fins ce contrôle était-il pratiqué ? Dès avant la guerre d'indépendance, les contrôles policiers, en particulier dans le cadre de rafles massives, visaient à un triple objectif : enregistrer et ficher une population qui n'était pas soumise aux dispositions spécifiques de la police des étrangers ; inciter au retour, ou en tout cas à la dispersion hors de certains quartiers, ces migrants considérés comme «indésirables» ; lutter contre les revendications et les modes d'action (manifestations, réunions, ventes de journaux à la criée…) des Algériens les plus politisés, en particulier les militants et les sympathisants du PPA-MTLD. - Vous affirmez qu'en octobre 1961, toutes les conditions de possibilité d'une violence extrême étaient réunies. Entre 1955 et 1958, l'ensemble des revendications policières, vis-à-vis des émigrés d'Algérie, sont satisfaites : ils sont peu à peu encartés et fichés, leur liberté de circulation vers la métropole est réduite, des milliers d'entre eux sont internés dans des centres d'assignation à résidence surveillée ouverts à partir de 1958. Dans la rue, après les premiers attentats qui les ont visés, les policiers se voient reconnaître des possibilités élargies d'utiliser leurs armes à feu contre les «suspects nord-africains». Maurice Papon, nommé préfet de police en mars 1958, obtient que soient créées des unités militaro-policières, directement inspirées de celles intervenant sur le théâtre d'opérations algérien : il s'agit de pleinement prendre la mesure de ce que les temps de paix sont révolus et que ce sont les principes de la « guerre contre-révolutionnaire» qui doivent s'imposer. Pour répondre aux actions des groupes armés et de l'organisation spéciale du FLN, en particulier, celles dirigées contre des policiers, il n'hésite pas à deux reprises (septembre 1958 et octobre 1961) à proclamer un couvre-feu discriminatoire contre les «travailleurs musulmans algériens». Dans le même temps, il affirme et démontre, à plusieurs reprises, que les auteurs de violences illégales contre des Algériens seront couverts par leur hiérarchie. Le 17 octobre 1961 apparaît comme la radicalisation de ce qui se faisait auparavant, car le mot d'ordre est de rafler, par tous moyens, toutes les personnes bravant le couvre-feu : mais elles sont plus de 30 000, hommes, femmes et enfants mêlés ! Puisque ces Algériens sont perçus comme de véritables ennemis intérieurs, le feu vert préfectoral aboutit à un véritable massacre colonial perpétré en plein Paris. Par son ampleur et les multiples méthodes utilisées pour donner la mort, il est comparable à celui du 7 décembre 1952 à Casablanca. - Les forces de police n'ont pas pu engager de leur propre chef la « campagne de terreur» contre les Algériens, sans le feu vert de leur plus haute hiérarchie et la couverture de l'Exécutif. Vous dites vous-même que, plus tard, Papon n'a jamais été désavoué ni par le Premier ministre, Michel Debré, ni par le général de Gaulle. A quelles fins répondaient ces ratonnades, dont le summun a été la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 ? Il n'est pas possible de démontrer que la répression sanglante du 17 octobre 1961 a été planifiée, ni d'apporter la preuve que cette «ratonnade», pour reprendre un mot beaucoup utilisé à l'époque, a été encouragée au plus haut niveau. Néanmoins, le dispositif policier mis en œuvre, ce soir-là, impliquait un degré de violence très élevé et rien n'a été fait pour que des manifestants pacifiques ne soient pas la cible d'une violence disproportionnée. Au contraire, alors que certains policiers étaient mus par une véritable haine contre des Algériens globalement qualifiés de «tueurs du FLN», leur hiérarchie leur a donné un blanc seing pour infliger une défaite à l'organisation nationaliste. Tant pour de Gaulle que pour Debré, il importait de tenir la rue et de montrer à tout prix que le FLN ne pouvait pas être le maître du pavé parisien. Peu importait le prix humain, l'important était de prendre un ascendant symbolique et matériel (par la désorganisation de la Fédération de France) sur un FLN avec qui il faudrait reprendre les négociations dans l'optique d'une inévitable reconnaissance de l'indépendance algérienne.
- Toutefois, des policiers ont dénoncé le massacre commis ce jour-là et les jours suivants. Un certain nombre de syndicalistes policiers se sont ouverts dans le cadre de réunions internes du SGP (principal syndicat de gardiens de la paix) au sujet du «malaise», voire de la honte ressentie par une partie des forces de l'ordre face à ce qu'ils n'hésitaient pas à qualifier de «ratonnades» couvertes par le préfet de police. Individuellement, des policiers se sont désolidarisés de leurs collègues, et même, pour quelques-uns, ont essayé d'apporter une aide directe ou indirecte à des Algériens et des Algériennes. Un groupe de «policiers républicains» a même dénoncé anonymement les multiples exactions commises ce soir-là. Ce très long tract était, en fait, principalement l'œuvre d'un policier communiste suspendu, syndiqué au SGP. Bien qu'Emile Portzer tenait ses informations de policiers communistes du SGP, le Syndicat de gardiens de la paix souhaitait avant tout éviter que ces révélations n'accentuent les divisions parmi les policiers : il se joignit donc à la plainte déposée par Maurice Papon contre les auteurs anonymes de ce tract. Au sein de la police, il y eut donc quelques voix individuelles pour dénoncer le massacre du 17 Octobre – elles furent d'ailleurs très utiles dans les décennies suivantes pour faire la lumière sur cette journée – mais aucune prise de parole collective pour regretter qu'une démonstration pacifique soit réprimée avec une violence inédite dans le Paris du XXe siècle. - Vous considérez que les pratiques et méthodes de contrôle actuel de l'immigration trouvent leur origine dans cette période. Expliquez-nous ? L'historien américain, Clifford Rosenberg, a montré que les pratiques policières de contrôle de l'immigration s'étaient constituées en routines et dispositifs (services spécialisés, fichiers…) institutionnalisés dans l'entre-deux guerres. Les années 1930 furent d'ailleurs marquées par l'expulsion et le rapatriement de dizaines de milliers d'étrangers, principalement Polonais, devenus « nutiles» et «indésirables» en raison de la crise économique. Après guerre, la préfecture de police aurait aimé traiter les «Français musulmans d'Algérie» de la même manière, mais elle n'en avait ni les moyens juridiques ni administratifs. Ces moyens furent obtenus et les préventions politiques furent levées quand la lutte contre le nationalisme algérien s'imposa comme une priorité absolue. «L'élimination des indésirables» passa alors principalement par l'internement administratif et des «rapatriements» forcés. Le contexte sociopolitique contemporain ne peut certes pas être comparé à celui de la fin de la guerre d'indépendance algérienne, mais une partie des migrants actuels se voient toujours déniés leurs droits les plus fondamentaux, en particulier quand leur statut juridique ou des protections internationales leur accordent une relative liberté de circulation. On peut notamment penser au Roms d'Europe de l'Est ou aux demandeurs d'asile actuellement pourchassés par la police française, afin qu'ils ne puissent pas faire valoir leurs droits. Cette politique d'inhospitalité vise surtout à envoyer le message que leur présence n'est pas souhaitée et à décourager les candidats au départ. Il en allait de même quand les Algériens avaient le droit inconditionnel de s'installer dans les départements français de la rive nord de la Méditerranée.