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La crise structurelle des sciences sociales en Alg�rie
Publié dans Le Soir d'Algérie le 28 - 11 - 2010


Par Lahouari Addi
Le Soir d�Alg�rie a rapport� l�information selon laquelle de nombreux universitaires se sont ru�s sur le site du minist�re de l�Enseignement sup�rieur et de la Recherche scientifique pour inscrire des projets dans le Programme national de recherche (PNR). C�est en soi une bonne chose, mais il ne faut pas croire que la recherche va pour autant se d�velopper.
En ce qui concerne les sciences sociales, le probl�me est complexe et est li� au facteur politique mais aussi au facteur culturel. A cette occasion, le pr�sent article veut rappeler les difficult�s de l��mergence des sciences sociales en Alg�rie. Il est extrait d�un chapitre intitul� �Peut-il exister une science politique en Alg�rie ?� issu d�un ouvrage en pr�paration sur �La sociologie du savoir dans le monde arabe. Approche th�orique� . Les sciences sociales ne se sont pas d�velopp�es en Alg�rie malgr� la cr�ation de nombreuses universit�s et l�accroissement du nombre des enseignants et des �tudiants depuis l�ind�pendance, et il s�agit d�expliquer cette carence. La premi�re cause est la volont� de l�administration de marginaliser et d�valoriser les sciences sociales, cherchant � promouvoir et � encourager une sociologie militante ou apolog�tique produite par des intellectuels organiques dont la t�che est de construire des discours id�ologiques justifiant ou occultant les m�canismes de domination politique. Ces intellectuels organiques ont puis� tant�t dans le marxisme vulgaire afin d'accr�diter l'image r�volutionnaire du r�gime, tant�t dans le discours salafiste pour attester de son authenticit�. La sociologie militante des ann�es 1970 s'est distingu�e dans la diffusion de mythes inhibiteurs qu�il �tait difficile de r�cuser � l'universit� sous peine d'�tre mis � l'index. Il y eut m�me un texte r�glementaire de la Fonction publique en 1985, inspir� par le parti, autorisant des poursuites judiciaires � l�encontre d'enseignants ne respectant pas les options politiques du r�gime. Ce texte n'a jamais �t� appliqu� parce que l'universit� �tait d�j� dans une l�thargie qui lui interdisait toute ressource critique. Cependant, l�administration n�endiguait pas une production imp�tueuse en sciences humaines du fait m�me que la situation culturelle et les ressources intellectuelles de la soci�t� ne favorisaient pas une production scientifique importante en nombre et en qualit�. Mais l�administration, s'accommodant de cette aridit� universitaire, se souciait tout de m�me de d�courager toute tendance f�conde, tout fr�missement annonciateur. A cette fin, �taient nomm�s, � la t�te du minist�re de l'Enseignement sup�rieur et des universit�s des enseignants de sciences dures ou parmi les m�decins, pharmaciens, dentistes... qui v�hiculaient des pr�jug�s d�favorables � l'endroit des sciences humaines consid�r�es comme du bavardage inutile dans un pays qui se construit. Il y a bien s�r quelques centres de recherche et des publications souvent irr�guli�res, mais les moyens sont d�risoires. L�histoire du centre de recherche AARDES (Association alg�rienne pour la recherche et le d�veloppement �conomique et social), dont Pierre Bourdieu a �t� un des cofondateurs � Alger au d�but des ann�es 1960, est r�v�latrice de l�hostilit� du r�gime � l�endroit de la sociologie. Le centre �tait assez dynamique jusqu�en 1967-68 � travers diff�rentes activit�s (s�minaires, colloques, publications�) portant sur les changements sociaux en Alg�rie. Durant les ann�es 1970, sur injonction des autorit�s, il s�est mis au service de la planification pour se consacrer aux �tudes �conomiques. En 1980, il devient INEAP (Institut national d��tudes et d�analyses pour la planification), et en 2000 il se transforme en CENEAP (Centre national d��tudes et d�analyses pour la population), alors que depuis 1975, il existait un centre de recherche en �conomie, le CREA (Centre de recherche d��tude et d�analyse). La sociologie et les autres sciences sociales perdaient du terrain sur le plan institutionnel au profit d��conomistes dont le discours justifiait les orientations id�ologiques du r�gime. Il y avait, dit Michel Camau, une �pens�e d�Etat o� les �conomistes donnaient le ton� (M. Camau, Configurations politiques et science politique au Maghreb, communication au congr�s de l�Association fran�aise de science politique, Grenoble, septembre 2009). Les �conomistes d�Etat, mal form�s, n�arrivaient pas � percevoir que l��conomie alg�rienne relevait plus de la science des richesses des physiocrates que de la m�thodologie walrassienne du syst�me de prix. Ils s�ent�taient � vouloir noircir sur le papier les cases de la matrice industrielle (Tableau d��change �conomique de W. L�ontieff), alors que la production des richesses n�ob�issait pas � la loi des rendements d�croissants d�une �conomie industrielle du fait de la pr�dominance de la rente ricardienne. Le savoir �conomique import� des universit�s occidentales �tait en rupture avec l�objet qu�il �tait cens� conna�tre et ma�triser. Mais ce savoir �int�ressait� les dirigeants parce que, pr�cis�ment, il confortait leurs int�r�ts en montrant que leur politique �conomique avait une base scientifique. Il y a une m�fiance � l�endroit des sciences sociales, mais il y a des degr�s dans la m�fiance. L��conomie politique est accept�e ; la sociologie aussi mais si elle est quantitative. Il �tait en effet demand� aux sociologues de quantifier les changements sociaux et de dresser des bilans des transformations de la soci�t� depuis l�ind�pendance. C�est cet espace r�duit qu�ils ont occup� pour exister � la marge de l�Etat. En 1985, appara�tra la revue Sociologie qui cessera d�exister en 1993 apr�s cinq num�ros. En 1991, la revue Naqdest lanc�e sans aucun appui institutionnel, et en 1997, le premier num�ro de Insanyat est publi� par le CRASC (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle) cr�� en 1992. Quant � la c�l�bre Revue alg�rienne des sciences juridiques, �conomiques et politiques de la facult� de droit d�Alger, qui avait succ�d� � la Revue Africaine, elle a cess� d�exister en 1991. Les budgets allou�s aux universit�s ne permettent pas facilement de financer des revues. Il faudrait pour cela faire des pr�visions budg�taires pour l'ann�e suivante, mais la bureaucratie s'arrange pour les demander toujours � la derni�re minute et dans la pr�cipitation. Et lorsque ces d�penses sont pr�vues dans le budget, elles sont inscrites dans des sous-chapitres budg�taires difficiles � utiliser. Ce qui n'est pas le cas, par contre, pour des colloques bruyamment organis�s, tr�s m�diatis�s et dont la finalit� est de montrer que les sciences humaines ne sont pas marginalis�es. Ces colloques, dont les actes sont rarement publi�s, sont l'occasion de d�penses sans proportion avec leur utilit�. Le budget de la recherche, du reste, est consomm� en grande partie dans l�organisation de ces colloques (billetterie d'avion, h�tellerie, restauration...). Nous remarquerons qu�il n�y a jamais eu de revue de sciences politique et que les premiers d�partements de science politique n�ont vu le jour que dans les ann�es 1990 avec des encadrements insuffisants en nombre et en qualit�. Ces d�partements ont ouvert sous la pression des �tudiants qui demandaient des explications acad�miques � la violence politique qui ravageait le pays. C�est contre son gr� que l�administration a consenti d�ouvrir des d�partements de science politique dont elle ne voyait pas l�utilit�. L�Institut d��tudes politiques d�Alger, tr�s performant dans les ann�es 1960 et 1970, a �t� transform� en Institut de l�information et de relations Internationales. Un r�gime fond� sur la n�gation du conflit politique ne peut pas s�accommoder de l�enseignement de la science politique � l�universit�. Ce refus du conflit est une caract�ristique fondamentale du r�gime et il a deux sources. Primo, la soci�t� alg�rienne est, dans une certaine mesure, traditionnelle et n�a pas achev� le processus en cours de diff�renciation des pratiques sociales dans lesquelles la politique, la religion, l��conomie� ne sont pas s�par�s dans la conscience des acteurs. P. Bourdieu dirait qu�en Alg�rie, les champs sociaux ne sont pas autonomes. En ce qui concerne notre sujet, le champ politique n�ob�it pas � des r�gles qui lui sont propres. Cette situation a des cons�quence sur l�identification de l�objet de recherche : si le champ politique n�est pas autonome, comment d�finir et d�limiter l�objet de la science politique ? Secundo, le r�gime n� du combat anticolonial, nourri de l�id�ologie de cette soci�t� traditionnelle, a pour objet de construire une soci�t� moderne non diff�renci�e, c�est-�-dire une soci�t� o� ni l��conomique ni le politique ne sont autonomes. Ce projet utopique est irr�alisable dans la mesure o� l�on cherche � construire la modernit� sans ses implications id�ologiques et culturelles et sans les formes de sa conflictualit� politique. Pour ces deux raisons, les objets des sciences sociales sont difficiles � identifier. En Alg�rie, ni l��conomie ni la science politique n�ont un objet de recherche d�limit�. La n�gation du conflit politique va, paradoxalement, surpolitiser les acteurs et les institutions de la soci�t� tels la religion, le syndicat, l'arm�e, l'universit�, etc. Tous ces segments concourent � la comp�tition pour le pouvoir de mani�re ill�gale, et le pouvoir d�Etat revient logiquement au segment qui dispose des ressources organis�es de la violence, c�est-�-dire l�arm�e. C�est la force des armes qui donne aux militaires la l�gitimit� de diriger l�Etat, avec ou sans les civils. La surpolitisation de la soci�t� se traduit par le fait que n'importe quel militaire se consid�re comme investi de la mission de contr�ler l�Etat, n'importe quel croyant se proclame d�positaire de l'autorit� divine pour bousculer les autres croyants consid�r�s comme impies, n'importe quel universitaire s'investit de l'autorit� de la science pour imposer ses convictions politiques aux autres protagonistes sociaux, etc. (Voir S. Hutington, Political Order in Changing Societies, Yale University Press, 1968). Le processus de construction �tatique est celui-l� m�me qui, dans un mouvement hobbien, enl�ve � tous les segments sociaux leurs pr�tentions au pouvoir politique au profit d'institutions accept�es par tous. La surpolitisation de l'universit� ne favorise pas le climat de s�r�nit� n�cessaire � la production scientifique,
dans la mesure o� le r�gime, en se d�fendant, g�ne l'autonomie de l'universit�. Celle-ci est sollicit�e par les uns et les autres dans le cadre de strat�gies de pouvoir o� les pr�occupations scientifiques sont subordonn�es � une surench�re qui fait feu de tout bois sur tous ceux qui ne r�p�tent pas le discours militant, qu�il soit nationaliste s�cularis�, islamiste ou marxiste. Il semble qu�il soit difficile de construire une science politique dans un pays o� la comp�tition pour le pouvoir n�est pas l�gale, ce qui signifie qu�il n�y a pas de libert�s publiques et qu�il n�y a pas un Etat de droit pour les prot�ger. Il est facile de comprendre qu'il ne peut y avoir de science politique, au sens formel du terme, sans libert� politique. Ce n'est pas tant une question de respect des libert�s individuelles et publiques sans lesquelles le chercheur ne peut �tre objectif dans sa profession. Le probl�me est plus ardu dans la mesure o� l'absence de libert� politique signifie que la comp�tition pour le pouvoir politique est d�clar�e ill�gale ; or l'objet de la science politique est pr�cis�ment la comp�tition pour le pouvoir, c'est-�-dire que l'objet m�me de la science politique est ill�gal. La lutte pour le pouvoir ne cesse pas pour autant, mais elle prend des formes violentes : � la violence de l�Etat r�pond la violence des opposants. La comp�tition n'�tant pas l�gale, il �tait difficile, dans le champ universitaire, d'�tudier la gen�se du Pouvoir et ses modes de l�gitimation. L'universit� alg�rienne n'�tait pas en mesure de produire des th�ses sur la guerre de Lib�ration ou ses institutions et ses leaders, comme par exemple l'�tat-major de l'ALN ou encore le GPRA... Elle ne pouvait pas entreprendre ce type de recherche comme elle ne pouvait pas r�fl�chir sur des p�riodes constitutives du r�gime ; la prise du pouvoir en 1962, le coup d'Etat de 1965, le coup d'Etat avort� du colonel Tahar Zbiri en 1967. Elle ne pouvait pas �tudier les �meutes d�octobre 1988, l��chec des r�formes �conomiques, l�annulation des �lections en janvier 1992, la violence politique, la corruption, etc. Il n�existe pas de th�se sur le DRS ; il n�en existe pas non plus sur le FIS, sur le GIA� Il est inimaginable de mener une enqu�te de terrain sur des organisations islamistes, au risque de se faire arr�ter par la police sous le motif complicit� avec des terroristes ou apologie d�organisations subversives. Il ne faut cependant pas croire que la faiblesse du savoir politique est due seulement au refus du r�gime de le voir se d�velopper. La principale raison de cette faiblesse est li�e � l�inexistence d�une demande cognitive de sciences sociales. La question est par cons�quent complexe et renvoie � l�absence de ce que M. Foucault appelle la conscience �pist�mique, c�est-�-dire que l��conomie, les rapports d�autorit�, la foi, etc. sont susceptibles d�analyses scientifiques. La question des sciences sociales est li�e � une double probl�matique. La premi�re est d�ordre politique et est en rapport avec le r�gime qui se d�fend pour se maintenir. La seconde renvoie � la structure de la soci�t� et � ses articulations � l�Etat assur�es par les int�r�ts de groupes et l�imaginaire social qui ordonne le champ politique en lui fournissant les normes et les valeurs fondatrices. De ce point de vue, le syst�me politique alg�rien n�est pas coup� de la soci�t�. Il s�inscrit dans la culture et dans l�histoire du pays, en rapport avec la �vision du monde� qui conforte les normes de l�gitimation des rapports d�autorit�. S�il n�y a pas en Alg�rie de science politique, c�est parce qu�il n�y a pas une demande structur�e de demande de savoir politique. L�absence ou la faiblesse quantitative de publications est r�v�latrice de la situation de la recherche o� il n�existe ni offre ni demande. L�administration ne passe pas de commandes aupr�s des centres de recherche de l�universit�, se contentant de rapports confectionn�s par ses fonctionnaires et d�informations fournies par les services de s�curit�. Parfois, quand l�urgence se fait sentir, des �tudes sont commandit�es � des centres de recherche �trangers sur des questions relativement pointues. Les partis politiques agr��s n�ont pas de clubs ou groupes de r�flexion (think tanks) ; le syndicat officiel ne publie pas de statistiques sur l��volution du pouvoir d�achat des salaires, ni des notes de conjoncture �conomique et encore moins des analyses sur la d�tresse des travailleurs pauvres et des retrait�s. L�Office national des statistiques et le Centre national �conomique et social, organismes d�Etat, n�ont aucune marge de man�uvre pour produire des statistiques fiables et des �tudes cr�dibles. Quelques journaux (El Khabar, El Watan, le Quotidien d�Oran, le Soir d�Alg�rie�) ont des journalistes-chercheurs qui publient dans l�urgence des articles fort utiles mais insuffisants pour la recherche acad�mique. Bien que la soci�t� soit en plein bouleversement, subissant des mutations profondes, et soit confront�e � des probl�mes sociaux aigus, la production en sciences humaines est quasi-nulle. Pourtant, ce ne sont pas les th�mes qui manquent relatifs � l��mergence de l�individu, aux �meutes r�currentes � l�int�rieur du pays, � la violence dans des villes surpeupl�es, � la corruption dans les administrations, etc. La logique du r�gime est de s�opposer � l��mergence d�un pouvoir universitaire l�gitim� par sa production scientifique, reconnu en tant que tel � l�int�rieur et � l�ext�rieur, et dont les travaux en �conomie, en sociologie, en science politique, etc., contrediraient le discours officiel. Si la soci�t� est con�ue comme un groupement naturel, son �tude rel�ve alors des sciences de la nature. Une telle perspective, refusant de concevoir la soci�t� comme autre chose que le prolongement de la nature, interdit d'appr�hender la soci�t� comme objet de science humaine. La sociologie, de ce point de vue, n'aurait pas � exister puisqu'elle n'aurait pas d'objet ; � la limite, elle se rattacherait � la g�ographie dont elle constituerait un appendice. Tant que perdurera la conception naturelle de la soci�t�, la reproduction sociale n'exigera pas de connaissances scientifiques dont l'objet est indissociable de la conscience qu'ont � ou que n'ont pas � les agents sociaux de leur autonomie. Si l'on compare le nombre de professeurs de m�decine form�s depuis l'Ind�pendance en Alg�rie � celui des professeurs de sociologie, de linguistique, de psychanalyse, de d�mographie, d'�conomie politique, etc., l'on comprendra l'importance de la demande sociale � expression utilitaire de la conscience �pist�mique � dans la formation des disciplines scientifiques. Ce d�s�quilibre dans la formation exprime fondamentalement que la soci�t� alg�rienne est aujourd'hui plus convaincue de la n�cessit� d'un professeur de m�decine, dont elle per�oit clairement l'apport, que d'un professeur de sociologie ou de linguistique dont les travaux risquent de ne pas conforter l'id�e selon laquelle les relations sociales ont un fondement naturel. D'o� toute la difficult� d'une production scientifique aussi bien en histoire, en sociologie, qu'en �conomie politique, etc. Et c'est ce qui pourrait expliquer pourquoi le discours des sciences sociales est davantage domin� par des consid�rations morales et id�ologiques que par des consid�rations scientifiques.


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