Le 17 Octobre des Algériens, un manuscrit inédit des journalistes Marcel et Paulette Péju, devait paraître à l'été 1962 dans la collection «Cahiers libres» de l'éditeur parisien François Maspéro. Sa publication avait été bloquée par les autorités algériennes. Il vient d'être édité dans son intégralité par les éditions La Découverte, précédé d'une préface de l'historien Gilles Manceron. Journalistes, Marcel Péju (1922 -2005) et Paulette Péju (1919-1979) ont été également les auteurs de Ratonnades à Paris (Maspéro, 1961 ; nouvelle édition La Découverte, 2000). Trente, quarante mille Algériens, brusquement sortis du sol, des grands boulevards au quartier Latin, de la Concorde à l'Etoile. Des vagues d'hommes silencieux, résolus, déferlant au centre de la ville. Des manifestants silencieux qui, pouvant tout se permettre, s'interdisent toute violence (…). Au lendemain du 17 octobre, le premier mouvement de l'opinion française fut de stupeur. La peur s'y mêlait, à droite, en songeant qu'il n'eut tenu qu'aux Algériens de déborder une police visiblement surprise ; le malaise, à gauche, à l'idée que nul, depuis dix jours, n'avait jugé bon de protester contre un couvre-feu ouvertement raciste, à l'idée qu'aucun parti, depuis longtemps, n'avait osé organiser pareille démonstration, s'en jugeant sans doute incapable. (…) La féroce répression qui s'abattit sur les manifestants ne suscita pas elle-même une indignation immédiate. (…) Lorsqu'enfin apparut la vérité, l'horreur qu'elle souleva légitimement contribua involontairement à masquer une double réalité : -1. les Algériens du 17 Octobre étaient des militants, non des victimes passives d'un pogrom ou les jouets d'un réflexe de désespoir ; -2. la manifestation a joué un rôle extraordinairement positif dans la dynamique de la révolution algérienne. Prolongée par la grève de la faim de tous les détenus des prisons et des camps, elle est comparable historiquement, pour les Algériens de France, aux journées de décembre 1960 en Algérie même. Le choc qu'elle provoqua, par ailleurs, ébranla si profondément l'opinion française qu'il suscita des initiatives qui semblaient jusqu'alors impossibles et entraîna, pour la première fois depuis longtemps, l'organisation de grandes manifestations de rue. Bref, le 17 Octobre apparaît, avec le recul, comme un acte politique de première importance. …. Dans tous les quartiers algériens de Paris, fouilles, rafles, perquisitions, arrestations se succèdent. Les morts, les blessés, les disparus ne se comptent plus (en ces semaines d'août, septembre et octobre 1961, ndlr). Sans qu'aucun journal français y fasse écho, sans qu'aucune protestation s'élève dans les syndicats ou partis de gauche, une vague de terreur sans précédent s'est abattue sur l'émigration algérienne. Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il est nécessaire de rappeler quelques données de base. La force du FLN en France ne vient pas seulement de ses méthodes, de ses techniques (quelque efficaces qu'elles puissent être d'ailleurs), mais d'abord de leur adaptation à une réalité et à une exigence. La réalité : les 400 000 travailleurs algériens en France, souffrant, sous une autre forme, de la même oppression coloniale que leurs frères d'Algérie. Leur exploitation en France n'est que le prolongement de l'exploitation de l'Algérie par la France. L'exigence : étrangers, sur-opprimés, liés à leurs familles restées en Algérie, ces travailleurs devaient être nécessairement amenés à se joindre à la lutte. Organiser cette lutte, ce fut l'œuvre de la Fédération de France du FLN. Pendant longtemps, l'émigration algérienne avait souffert d'une sorte de complexe : loin des combattants, des maquis, elle avait le sentiment de ne pas participer au combat de ses frères, d'être composée d'Algériens de seconde zone. Le développement de la structure permit de remédier à cette situation. Petit à petit, l'émigration algérienne en arriva à jouer un rôle politique de plus en plus important. Désormais, et depuis des années, cette émigration s'organise et se reconnaît dans le FLN ; à travers lui, elle pèse d'un poids important dans le déroulement de la révolution algérienne. Cette évolution n'est évidemment pas restée ignorée de la police française. (…) Le 17 Octobre : pourquoi ? Comment ? A l'origine du 17 Octobre, il y a trois éléments : une exigence de riposte venue de la base, une erreur tactique du préfet de police, une décision politique de l'organisation du FLN, procédant d'une analyse à la fois de la situation en France et de l'action policière. Le désir de riposte, bien compréhensible, n'aurait pas besoin d'être souligné s'il n'avait été si complètement méconnu, à l'époque, par l'opinion et la presse française. La vérité est pourtant qu'il existait dans l'organisation du FLN un malaise réel. Les responsables voyaient leurs supérieurs ou leurs subordonnés disparaître sans avoir l'autorisation de réagir. «Ne tirez pas», disait la Fédération. «Cette politique des bras croisés, répondaient-ils, nous mène au suicide collectif.» (…) Le FLN, à vrai dire, n'était pas, au cours de ces semaines, totalement resté sans réagir. (…) Les responsables furent donc habilités à prendre des décisions de riposte toutes les fois qu'ils disposaient de renseignements contrôlés. Ce fut notamment le cas de certains commandos de police qui avaient pu être localisés au cours des mois précédents et qui ne pouvaient être considérés que comme des criminels de guerre. (…) Il n'y eut donc jamais de «terrorisme aveugle». Il n'a jamais été question, à aucun moment, pour les Algériens, de tirer au hasard sur de simples agents de la circulation… Mais cette riposte eut beau être rigoureusement «sélective», cela n'empêcha pas une vaste campagne d'intoxication, téléguidée par le ministère de l'Intérieur et la préfecture de police sur le thème du prétendu «terrorisme aveugle» déclenché par le FLN. Cette campagne trouva un écho jusque dans la presse réputée sérieuse (Le Monde par exemple) et eut d'incontestables répercussions sur une opinion française à qui ces journaux montaient en épingle le moindre attentat contre un policier, alors qu'ils n'avaient pas eu un mot pour dénoncer des dizaines d'assassinats d'Algériens. (…) La réussite de la manifestation du 17 Octobre 1961 est due aussi bien à son organisation rigoureuse, minutée, parfaitement réglée, qu'à la discipline des militants à tous les échelons et à l'accord fondamental de la masse des travailleurs algériens avec les directives de la Fédération de France du FLN. Victimes depuis des mois d'une répression policière aveugle, d'enlèvements, d'assassinats et de vols, soumis depuis le 6 octobre au décret du préfet de police Papon, qui prétendait leur interdire de sortir après 8 heures du soir, les travailleurs algériens de la région parisienne, on l'a vu, brûlaient de protester publiquement, proclamant ainsi tout à la fois leur dignité d'hommes et leur participation à la révolution algérienne. Ils n'attendaient qu'un mot d'ordre. Dès le samedi 14 octobre, l'état d'alerte fut décrété : tous les militants devaient rester constamment en liaison avec leurs responsables ; la masse des Algériens avait pour consigne de se tenir prête. Le lundi 16 au soir, des directives plus précises furent transmises aux chefs de comité, avec mention d'urgence. (…) Un responsable de la banlieue Est écrit dans son rapport : «Le 16 au soir, nos militants et nos militantes ont été mis au courant des consignes qui ont été données : manifester pacifiquement, ne pas emporter d'objets compromettants, tels des armes, des couteaux ou même des drapeaux.» Les militants étaient chargés du service d'ordre. S'ils étaient provoqués par la police, ils ne devaient répondre qu'en criant : «A bas le couvre-feu ! Négociez avec le GPRA ! Vive le FLN ! Algérie indépendante ! Libérez les détenus !» (…) Le mot d'ordre fut suivi à 95%. Seuls restèrent les femmes obligées de garder de très jeunes enfants (âgés de moins de 7 ans) et des vieillards qui se chargeaient de la surveillance des maisons désertées. Dans les lointaines banlieues, des milliers d'Algériens commençaient ainsi dès 19h, par les moyens les plus divers, à se diriger vers les portes de Paris. (…) Mais le déploiement policier était tel en certains points de passage des manifestants venus de banlieue que plusieurs ne réussirent pas à arriver à destination. (…) Le mouvement des manifestants s'est fait de toutes les directions, débordant et déroutant les services de police. Ainsi, des cortèges de dizaines de milliers d'hommes ont-ils réussi à se former malgré l'importance de la mobilisation policière. (…) Au moment où le cortège débouche place de l'Opéra, des CRS coupent l'avenue et avancent vers les manifestants. Aucun désordre ne se produit. Pour éviter le choc, les responsables qui encadrent le cortège donnent l'ordre de faire demi-tour. Les manifestants (ils sont maintenant 20 000 ou 30 000) remontent le boulevard. De nouvelles colonnes d'Algériens, venant par la rue Montmartre, viennent grossir le cortège. Jusqu'ici, tout s'est déroulé dans le calme. Mais, tout à coup, des voitures de la police remontent le cortège à vive allure. A hauteur de la rue du Faubourg-Poissonnière, des coups de feu claquent. C'est le signal de la fusillade. Des cris éclatent alors : «Algérie algérienne ! Libérez nos frères ! Vive le FLN» Ils se mêlent au bruit sourd des grenades lacrymogènes, au bruit sec des armes automatiques. C'est la seule réponse des manifestants aux policiers. (…) Le vendredi 20 octobre, à leur tour, 90% des femmes algériennes de la région parisienne répondirent à l'appel du FLN : «N'envoyez pas vos enfants à l'école aujourd'hui ; allez manifester dans la rue contre le couvre-feu et contre l'arrestation de milliers d'Algériens.» La police avait eu vent de ce qui se préparait, et le 20, dès l'aube, elle était sur le pied de guerre, des agents armés et casqués à toutes les sorties de métro et aux sorties des gares, des patrouilles dans toutes les grandes artères, des cars de police à tous les carrefours ! Malgré l'importance de ce dispositif policier, les femmes algériennes réussirent à manifester dans Paris. De toutes les banlieues de la capitale, de Seine-et-Oise, du XIIIe, du XVIIe, du XIXe, du XXe arrondissements, elles parvinrent à rejoindre les trois principaux points de rassemblement : place Saint-Michel, place de la République et place de l'Hôtel-de-Ville. Comme les hommes, trois jours plus tôt, elles avaient revêtu leurs meilleurs habits, certaines portaient le costume national pour aller prendre le train ou l'autobus. D'autres, par groupes de quatre ou cinq, prirent des taxis pour déjouer la surveillance des policiers. Celles qui n'avaient personne pour garder leurs enfants les emmenèrent avec elles. La manifestation avait été organisée avec la même précision que celle du 17. (…) Au total, à la fin de la journée, un millier de femmes algériennes et 595 enfants avaient été conduits dans des commissariats puis répartis dans des centres d'accueil. (…) Femmes et enfants y passèrent toute la journée. La plupart ne furent libérés que très tard dans la soirée : connaissant leur détermination, la police craignait une nouvelle manifestation.