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Une nuit avec les révoltés de la Place Tahrir
Egypte. Notre envoyé spécial au Caire témoigne
Publié dans El Watan le 24 - 11 - 2011

Par réflexe naturel, les comités populaires révolutionnaires se mettent en place rapidement. Chacun sait ce qu'il doit faire. Comme au «bon vieux temps» de la révolution, en janvier dernier.
Le Caire.
De notre envoyé spécial

Fort de leur expérience acquise durant les dures épreuves qui ont précédé la chute de Moubarak, «chabab et-thaoura» (les jeunes de la révolution) s'organisent spontanément.
Contrôle de tous les accès menant à la place Tahrir par des volontaires, installations d'un hôpital de campagne avec des médecins et infirmiers volontaires. Les sirènes des ambulances rivalisent avec les cris des manifestants : «Echaâb yourid iskat el mouchir» (le peuple veut la chute du maréchal).
Le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, 76 ans, président du Conseil suprême des forces armées qui dirige le pays depuis le 11 janvier dernier, est dans le viseur des manifestants. Son départ est expressément exigé. Il est même assimilé à l'ancien président déchu : «Tantaoui = Moubarak» peut-on lire sur plusieurs banderoles et autres graffitis, sur la place Tahrir. Retournement de l'histoire. La légitimité du maréchal Tantaoui, acquise lors de la descente de ses troupes dans les rues pour protéger les manifestants des nervis de l'ancien régime, est fortement entamée. Il est désormais dans la même situation que Moubarak.
«C'est une oligarchie militaire bureaucratique qui veut tuer la révolution et s'emparer du pouvoir. Les Tunisiens ont déjà mis en place des institutions démocratiquement élues, alors que nous, nous vadrouillons dans une interminable phase de transition et sans issue», commente Abdelhamid, membre du comité de campagne pour la candidature de Mohamed El Baradei à la présidentielle. «Nous ne sommes pas sortis, finalement, de l'ancien régime. Les forces de police tuent comme au temps de Habib El Adli (ancien ministre de l'Intérieur, en prison). L'armée n'a pas compris que l'Egypte est entrée dans une nouvelle phase historique et que les Egyptiens veulent rompre définitivement avec le système qui a asservi le peuple pendant plus d'un demi-siècle. El mouchir (le maréchal) agit avec les réflexes anciens», ajoute Abdelhamid. Ce dernier, qui rejoint ses camarades pour mettre en place le dispositif logistique pour le campement, alors que des fourgons arrivent, remplis de couvertures, de médicaments et surtout des dizaines de caisses de vinaigre pour se prémunir des effets des gaz lacrymogènes.
Les manifestants se groupent selon leur appartenance politique, mais unis par un même slogan : «Non au pouvoir des militaires, le pouvoir aux civils.» Ils sont environ 50 000 manifestants, une nuit blanche révolutionnaire au sanctuaire de la révolution. Hommes, femmes, filles, garçons, communistes, libéraux, nassériens, islamistes, coptes et musulmans. On remarque également la présence de quelques imams de la célèbre mosquée El Azhar. Des «barrières» humaines se forment pour empêcher la police de pénétrer sur la place et disperser le gigantesque rassemblement. Subitement, l'emblématique place Tahrir renoue avec la ferveur révolutionnaire.
«Nous sommes résolus à défendre notre révolution jusqu'au bout, quitte à laisser nos vies ici, place Tahrir», nous lance Houda, 35 ans, vêtue de sa blouse blanche, gants et masque à gaz sur le visage. Elle est infirmière volontaire, venue secourir les blessés. «Les bombes lacrymogènes provoquent beaucoup d'évanouissements. Certains supportent difficilement le gaz. Une jeune femme a failli mourir étouffée. Ici, à chacun sa tâche. Nous sommes un véritable Etat populaire qui se réapproprie le contrôle de la rue. Nous n'accepterons pas que les forces de répression du ministère de l'Intérieur ni les forces militaires nous délogent d'ici», nous déclare fièrement cette infirmière qui passe la nuit sur la place Tahrir, à porter secours aux manifestants.
La panique s'empare de la place, lorsque des rumeurs circulent sur l'utilisation de gaz toxique prohibé. «Des dizaines de personnes s'évanouissent. Ce n'est pas normal, la police militaire fait usage de gaz non conventionnel. Il sort des bouches du métro», alerte un jeune du Mouvement du 6 avril. Fort heureusement pour les manifestants, il ne s'agit que d'une rumeur. Les forces de l'ordre, stationnées sur le boulevard Mohamed Mahmoud menant vers le ministère de l'Intérieur, lancent des bombes lacrymogènes, faisant plusieurs blessés, notamment les femmes présentes en force. La tension monte d'un cran quand un jeune annonce, avec un mégaphone, le décès d'un manifestant touché par balle, la veille, qui a succombé à ses blessures. Des jeunes filles fondent en larmes. «Honte à vous Tantaoui», lance Zaineb, mère d'une victime de la révolution du 25 janvier, venue passer la nuit à Tahrir. «Nous n'allons pas nous laisser voler la révolution pour laquelle des centaines d'Egyptiennes et d'Egyptiens ont donné leur vie», poursuit-elle.
Une situation révolutionnaire gérée par une armée réformiste
A ce moment-là, vers 21h, le maréchal Tantaoui s'apprête à faire un discours pour désamorcer la situation. Le peuple, sur la place Tahrir, met la barre très haut : départ de l'armée du pouvoir, mise en place d'un conseil présidentiel civil, d'un gouvernement de salut national, accélération du jugement du clan Moubarak et élaboration d'un calendrier politique permettant la dotation du pays d'institutions démocratiquement élues.
Des revendications soutenues par les forces politiques cairotes, à l'exception de la confrérie des Frères musulmans et, sans raïs politique, le Parti pour la justice et la liberté, qui ne cache pas ses réticences vis-à-vis de cette seconde révolution. Les «Frères» craignent l'impossibilité de la tenue des élections législatives prévues pour lundi 28 novembre dans ce climat de tension, estimant que c'est leur chance de remporter largement la victoire.
Quand le maréchal, en tenue militaire, vieillissant, apparaît sur les écrans de télévision, les masses, sur la place Tahrir crient à tue-tête : «Irhal, Irhal, Irhal ya mouchir ya mouchine.» Il annonce avoir accepté la démission du gouvernement de Issam Charef, la tenue des élections dans les délais prévus et fixe la tenue des élections présidentielles avant le 30 juin 2012. Il dit ne pas vouloir rester indéfiniment au pouvoir, mais il conditionne son départ par un référendum populaire. A peine son discours terminé, la place Tahrir se soulève comme un seul homme et reprend en chœur : «Irhal, Irhal, Irhal.» L'intervention du chef de l'armée n'a pas du tout convaincu. «Ça nous rappelle le premier discours de Moubarak», crie un groupe de manifestants. «Il était pendant plus de 18 ans ministre de la Défense de Moubarak !», s'exclame une jeune étudiante.
La rupture est définitivement consommée entre le peuple de Tahrir et le Conseil suprême des forces armées, à sa tête le maréchal Tantaoui. Fin de lune de miel fracassante. Normal. Impossible de tenir plus que cela.
«Un peuple révolutionnaire dirigé par une armée réformiste», résume Mahmoud du Parti nassérien El Karama. L'alliance des comités des jeunes de la révolution décide de camper sur la place Tahrir jusqu'à la chute de Tantaoui. Une nouvelle épreuve. «Nous devons rester vigilants pour faire aboutir notre révolution», lance Nancy à ses camarades. «Nous avons de l'expérience, rappelez-vous les durs moments de janvier, nous devons tenir encore et surtout nous ne devons pas oublier nos martyrs. Si nous cédons, ils se retourneront dans leurs tombes», leur lance-t-elle encore pour les galvaniser.
Le Caire s'enfonce dans la nuit, tandis que place Tahrir, les comités de la révolution s'affairent à affronter une autre journée de lutte. Les troupes des manifestants se reposent, certains s'endorment alors que d'autres montent la garde. On annonce le déploiement des troupes militaires pour mercredi. Effectivement, hier vers 16h, trois blindés de l'armée prenaient position aux abords de la place Tahrir.
De violents affrontements éclatent de nouveau. Le risque d'un embrasement est à craindre. L'armée, qui voudrait déloger les manifestants de ce sanctuaire de la contestation, risque de se heurter à la détermination du peuple et replonger le pays dans l'ambiance guerrière du 28 janvier passé. Une journée que les Egyptiens ne sont pas près d'oublier.
Les affrontements du début de la semaine réveillent ce douloureux épisode. L'assassinat de plus de 30 personnes, tombées sous les balles assassines de la police militaire lors des affrontements de samedi passé, a plongé tout le pays dans l'émoi et a provoqué une grande colère. Mais pas seulement. Ces douloureux évènements rappellent aux Egyptiens une période qu'ils croyaient révolue. Ils se sont rendu compte que le régime incarné par le président déchu Hosni Moubarak n'est pas totalement déboulonné. La marche de la révolution vers une Egypte débarrassée du régime despotique se trouve à la croisée des chemins. Le grand soir risque d'être douloureux, au pays du fleuve éternel.


L'imam d'Al Azhar appelle la police à ne pas tirer sur les manifestants
Le grand imam d'Al Azhar, plus haute institution de l'islam sunnite, qui siège au Caire, a appelé hier la police à ne pas tirer sur les manifestants et l'armée, au pouvoir, à éviter les affrontements «au sein d'un même peuple». L'imam Ahmed Al Tayeb a appelé «les chefs de la police égyptienne à donner des ordres immédiatement pour que les armes ne soient plus dirigées contre leurs frères (les manifestants, ndlr)», et «les forces armées à faire en sorte de prévenir tout affrontement entre les enfants d'un même peuple», dans un enregistrement sonore diffusé par la télévision d'Etat. « En même temps, Al Azhar appelle nos fils à la place Tahrir et sur toutes les places d'Egypte à préserver le caractère pacifique de leur révolution, quels que soient leurs sacrifices et les difficultés et à ne pas s'attaquer aux biens publics et privés », a poursuivi l'imam. Dans un communiqué au ton inhabituellement ferme, Al Azhar «rappelle que tout dialogue entaché de sang est maudit et aura des retombées amères sur tout le monde».


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