Le cinéma comme le rêve fournissent à l'affectivité du spectateur des héros à imiter, des types plus exécrables que lui-même à maudire, et des dénouements capables de coïncider avec des revendications personnelles de puissance, de gloire, d'amour, en apportant à celles-ci l'émotion d'un désir réalisé. Au début, je voulais devenir pilote. Je devais partir pour une formation en URSS, mais comme j'étais passionné de cinéma, le destin en a décidé autrement et j'ai dû opter pour le septième art. Le cinéma, c'était mon passe-temps, c'était mon école. On connaissait déjà à l'adolescence tous les classiques. La voie était donc ouverte, mais ne dit-on pas qu'on ne veut jamais que son destin ! Cela tombait bien, puisque l'Etat venait d'ouvrir, au lendemain de l'indépendance, la première école d'art dramatique à Sidi Fredj. Quelle aubaine ! Comme de bien entendu, je m'y suis engouffré sans me poser de questions. Là, j'ai fait la connaissance du monument Boudia Mohamed qui dirigeait le centre, de Kaki, Hassen El Hassani… J'y suis resté jusqu'en 1965, date de l'ouverture de l'Ecole de Bordj El Kiffan à laquelle le président Boumediène a consacré sa première sortie officielle quelques semaines après sa prise de pouvoir. J'y suis resté jusqu'en 1970 avec cette chance d'apprendre le métier auprès de professeurs très compétents et dont la première promotion peut s'enorgueillir, composée d'artistes qui feront leur chemin par la suite, comme Halilou Dalila, Ziane Ayad Cherif, Hamid Rabia.» Après son service militaire à Cherchell puis Oran, Boualem renouera avec les planches en jouant dans une pièce adaptée de Gogol. Il est simple, de cette simplicité qui n'est pas un but dans l'art, mais à laquelle on arrive malgré soi en s'approchant du sens réel des choses. Humble, Boulem respire l'humilité qui naît de la confiance des autres. «J'y ai campé le rôle d'un vieux, et cela n'a pas trop mal marché», se souvient-il. Notre artiste figurera dans la distribution de Boualem Raïs Le sang des hommes.
Théâtre et cinéma C'est là que Slim m'a appelé pour le rôle du berger dans Le vent du Sud. Pour les besoins du film, on était hébergés à l'hôtel Transat de Bou Saâda, où le tournage a eu lieu. Slim avait pour assistant Merzak Allouache, avec lequel je faisais chambre commune. C'est là que je l'ai connu, et c'est dans ce lieu mythique que l'idée de Omar Gatlatou a germé. Allouache m'en a parlé et le projet m'a séduit. On était pratiquement sur la même longueur d'onde. Un mois après, Merzak m'a ramené le synopsis de deux pages seulement que, du reste, je garde toujours. Pour ne rien vous cacher, il n'y avait pas de budget conséquent et les caractéristiques du personnage me convenaient. Omar, qu'on surnomme «Gatlatou» à cause de ses attitudes «radjla». On dit que la redjla le tue, «Gatlatou erradjla», d'où Gatlatou est un jeune banlieusard qui habite une cité de Climat de France, sur les hauteurs de Bab El Oued. Omar travaille au service des fraudes, où il lui arrivait d'effectuer des missions de traque contre les trafiquants d'or et de bijoux : le plus souvent, il participe au contrôle routinier des bijoutiers. Omar Gatlatou a une grande passion pour la musique : il possède une mini-cassette et son passe-temps favori consiste à enregistrer des chansons de chaâbi au cours de soirées ou à se rendre dans les salles de cinéma qui diffusaient des films hindous et, joignant l'utile à l'agréable, enregistrer les chansons… Un soir, de retour d'une veillée de mariage, il est agressé par un groupe de malfrats qui lui dérobent sa mini-cassette. La perte de cet appareil va constituer une rupture brutale dans le quotidien tranquille d'Omar. A l'époque, notre ami, le sociologue Abdelghani Megherbi, avait disséqué les pesanteurs de ce film, en affirmant que Merzak Allouache «n'use ni de codes ni de ficelles en vue d'attirer les foules. Il laisse tout simplement sa caméra se promener dans la quotidienneté d'un quartier algérois populaire, pour montrer avec réalisme et une grande objectivité comment vivent les jeunes. Il n'y a ni sang, ni sexe, ni répression, mais tout bonnement des gens comme tout le monde, comme tous ceux qu'on rencontre dans toutes les grandes cités d'Algérie. Pourtant, Omar Gatlatou a pulvérisé tous les records de recettes en Algérie. Il a tenu l'affiche pendant des mois. En vérité, Allouache a su trouver la forme la plus efficace pour restituer aux jeunes leur quotidienneté. Et, pourtant, parmi les acteurs du film, seul Bennani est un professionnel, comédien de théâtre du reste. Quant aux autres, ils connaissaient le cinéma uniquement en tant que spectateurs dans les salles obscures, que certains aimaient à dégrader en éventrant les fauteuils, histoire de se défouler, de tuer l'ennui, cet ennui qui pour la première fois est montré comme un fait digne d'intérêt dans cette production cinématographique». «Omar est un jeune pointu, qui incarne la virilité, roule des épaules et qui se distingue par une galanterie chevaleresque». Comment était la jeunesse algérienne incarnée dans le film au milieu des années 1970. Quels étaient les valeurs et les idéaux de cette jeunesse. Que signifiait la «redjla» qui «étouffait» les hommes à l'époque. Au cœur de la société A toutes ces questions et bien d'autres, Boualem répondra avec le style qui est le sien, toujours avec élégance en évitant surtout de travestir la réalité. La jeunesse de l'époque, du moins la majorité, était fière de son statut. On goûtait encore à la ferveur de l'indépendance. On était fiers d'être Algériens, de sa «houma», espace convivial et fraternel, où l'on s'épanouissait sans chichis. Il y avait la «horma», terme intraduisible en français qui englobe aussi bien la pudeur, la dignité, l'honneur. A cela, il fallait ajouter le respect de la parole donnée, la galanterie, la solidarité, l'entraide. Il y avait trois espaces sacrés : la famille, l'école et le quartier. Il y avait des castes et des hiérarchies que les jeunes respectaient presque naturellement sans se poser de questions. Même les bagarres étaient belles. On se battait loyalement, sans recours aux armes blanches. Hélas, toutes ces valeurs ont disparu et cela fait mal au cœur. Beaucoup d'Algériens de notre génération quand ils revoient le film de Omar Gatlatou regrettent cette époque où le jeune renvoyait (reflétait) une belle image de redjla, de retenue dans les sentiments amoureux, de la compassion pour les autres et une simplicité dans la vie de tous les jours. Bien que d'autres y voyaient dans l'acteur principal une sorte de «macho». A la «houma», il ne faut pas oublier que l'espace est majoritairement masculin et la population féminine inexistante «extra muros». Dans le film, on le constate très nettement, lorsque Omar quitte le groupe, il découvre une fille. Il sort de son espace, de sa coquille pour aller voir sa dulcinée ailleurs, mais jamais dans le quartier. Car attention, s'il est découvert, c'est la grande «hchouma», c'est la catastrophe. Avec la mixité, le problème ne se pose plus de nos jours. Le film a été réalisé sous l'ère du «socialisme spécifique» et du monopole de l'Etat, avec toutes ses restrictions. Malgré cela, le film a été très bien accueilli par le public algérien et a marqué toute une génération qui en a fait un de ses repères. Car, derrière le personnage, le réalisateur a plongé sa caméra dans la société algérienne de l'époque en nous montrant plusieurs de ses aspects, notamment la crise du logement, du transport, le désœuvrement.
Un véritable gâchis La crise du cinéma actuel et la sécheresse culturelle qui participent à une désorientation de la jeunesse s'expliquent aisément. Boualem cite un exemple concret. A Kouba, il y a deux salles de cinéma, le Rex et l'Elite, hermétiquement fermées depuis belle lurette. Elles sont devenues des dépotoirs infestés de rats, alors qu'elles auraient pu faire le bonheur des jeunes. Quel gâchis ! Vous pouvez multiplier à volonté ce triste exemple à travers le pays. De plus, le cinéma vit par le ticket d'entrée. Dès lors qu'on ferme les salles obscures, il n'y a plus de ressources. Et pourtant, Dieu seul sait que l'Algérie était à l'avant-garde du cinéma et que la Cinémathèque d'Alger était la Mecque du cinéma mondial engagé. L'Egypte, qui se targue de plus d'un siècle de cinéma, n'a pas eu la palme d'or du Festival de Cannes, l'un des plus prestigieux au monde. Alors que l'Algérie a été et reste le seul pays arabe et africain à jouir de cette distinction ! Comment en est-on arrivé là ? Comment en est-on arrivé à magnifier le médiocre, à mettre en avant les sketches baklaoua ? Et lorsque vous me parlez de culture je crie mon indignation ! Toutes les professions jouissent d'un statut, sauf celle d'artiste dont on ne sait où le situer après 50 ans d'indépendance. A la question de savoir s'il avait 10 ans aujourd'hui et si on lui demandait de jouer le rôle de Omar Gatlatou comment l'aurait-il imaginé ? «En tout cas, ce qui est sûr, c'est que je ne l'imaginerais jamais comme celui que j'ai interprété il y a 35 ans. Ce sera un autre monde, une autre manière de voir les choses adaptées à la réalité. Ce sera peut-être Omar Gatlatou el hogra, la précarité, le chômage, le mal-être, le trabendo, la vie au jour le jour, sans repères précis… Vous savez, dernièrement, j'ai été invité par un ami à aller voir un match de football. J'en étais écœuré. En plus des mauvaises conditions dans le stade où l'accès est souvent problématique, j'ai vu le comportement déplorable des jeunes. Avant, c'était presque une fête, et les jeunes exultaient, maintenant ils éructent. Ils déversent toute leur colère, toute leur malvie et le stade est devenu un espace de défoulement et de protestations refoulées. J'avais l'impression qu'ils étaient encagés, dans un état second, vociférant des slogans et des obscénités venus d'ailleurs que les oreilles ne sauraient et ne pourraient entendre. Je n'ai pas attendu la fin du match, je suis sorti au bout d'un quart d'heure. Avant, il avait un langage fleuri, maintenant c'est un langage grossier. Plus discret, plus imagé, moins choquant en tout cas et les escarmouches ne finissaient pas dans le sang et dans le deuil.» Autres temps, autres mœurs.