Il y a 20 ans, jour pour jour, le président Chadli Bendjedid quittait le pouvoir. Deux décades historiques, gravées dans le sang, des crises et des bouleversements. Mais 20 ans, c'est aussi le bel âge, l'âge qu'ont des millions d'Algériens. Génération perdue pour certains, génération de l'espoir pour d'autres, leur enfance a été rythmée par les affres du terrorisme et bercée par l'insécurité. Aujourd'hui, ils ont intégré tous les troubles et les mutations d'une société «de paradoxes», qu'ils cristallisent à merveille. Et que savent-ils, ces «vingtenaires», des événements qui ont façonné la seule Algérie qu'ils connaissent ? Et la chronologie de ce qui a plongé le pays dans le chaos, privant cette génération d'une enfance «normale» ? L'année 1992, ils s'en rappellent, puisque c'est l'année, pour la plupart, de leur naissance. La date, le 12 janvier, ne leur rappelle toutefois rien. Ou si, la célébration de Yennayer. Mais la combinaison des deux ? Toujours pas grand-chose. Un rappel de ces événements s'impose donc afin de les faire réagir. Démission de Chadli, interruption du processus électoral, victoire du FIS aux législatives… Là, certains se tapent la tête de la main, en poussant un grand «ah oui ! Bien sûr !». D'autres haussent les épaules, en vous regardant avec de grands yeux ronds, perplexes pleins d'interrogations. Et comme pour nombre de choses en Algérie, mieux vaut ne pas se fier aux apparences. «Chadli ? C'est qui Chadli ?», bredouille Asma, étudiante en… sciences politiques ! «Non vraiment, je ne vois pas», poursuit-elle, en avouant ignorer tout de cette période, «puisque personne ne me l'a appris». Logique ? Il est vrai que ces événements, dans le détail, ne sont pas enseignés à l'école. «A la fac, tout ce qu'on a étudié, c'est Boumediène. Le socialiste, c'était bien lui, non ?», ajoute-t-elle. Même son de cloche chez d'autres étudiants, en sciences politiques toujours. Ce n'est pas qu'ils ne connaissent que vaguement les péripéties de l'Algérie indépendante, c'est qu'ils ignorent carrément l'existence même d'un président Chadli, qui a présidé aux destinées de leurs parents pendant plus d'une décennie. «Il était vraiment président ?», insiste Manel. «Wallah jamais ma s'maât bih ! (Je jure que je n'en ai jamais entendu parler !)», pouffe de rire, quelque peu gênée, la jeune fille. D'autres, à l'instar de Kamilia, Siham ou Dalal, toutes trois étudiantes à l'INPS, ou encore d'Imane, en école préparatoire à Draria, savent que le pays a sombré dans la violence à la suite d'élections remportées par le FIS, mais «sans plus». Et ces jeunes citoyens, pur produit des années 1990, ont le même leitmotiv afin d'expliquer, de justifier même, leurs connaissances plus qu'approximatives sur le sujet, voire même leur ignorance : la «politique», très peu pour eux. «Binathoum… c'est entre eux» «Hormis les blagues sur Chadli, je ne sais pas grand-chose de tout cela. Vous savez, je ne m'intéresse pas du tout à la politique», confesse Rédha, jeune chômeur, qui vit de sa «débrouillardise». Les anecdotes croustillantes et autres calembours autour de l'ancien président de la République, véritables pans du patrimoine populaire algérien, sont ainsi le seul vestige arrivé aux oreilles d'une certaine génération, et l'unique chose que des milliers de jeunes Algériens retiennent de cette partie de l'histoire, pourtant si récente, de leur pays. Il serait évidemment une erreur de généraliser à l'ensemble de cette tranche d'âge. Ils sont – fort heureusement – nombreux ces jeunes à connaître cette date, et les faits s'y rattachant. Anis a 20 ans. Il est né en juin 1992, «le jour où ils ont tué Boudiaf», précise-t-il, non sans une certaine fierté. Connaît-il les événements qui ont précédé cet assassinat ? «Et comment ! Ce n'est pas parce que je n'ai pas étudié que je ne connais pas l'histoire de mon pays !», s'exclame le jeune, qui «navigue» pour ne pas chômer. En casquette et survêtement, Anis rit aux éclats quand on lui parle de Chadli. «La démission ? Le coup d'Etat, oui !», objecte le jeune homme dans un clin d'œil entendu. Entre harga, «t'bezniss» et «l'mizirya», le jeune homme s'est fait «depuis longtemps» son idée sur la question de la justesse de ce coup de force. «L'armée a eu tort ou raison ? Ce qui est fait est fait. Binathoum (c'est une histoire entre eux). Ce que je sais, c'est qu'aujourd'hui, des millions d'Algériens souffrent pour survivre. Il ne reste plus rien qui vaille la peine dans ce pays. Même l'espoir l'a quitté», assène-t-il, fataliste sous ses airs juvéniles. «Tout ça pour ça…» «J'estime que le pouvoir a pris la bonne décision. Intervenir est d'ailleurs, je pense, l'unique bonne chose que le régime ait pu faire pour le pays. L'avenir lui a donné raison. A mon avis, si l'armée ne serait pas intervenue, le pays aurait vécu une pire catastrophe que la décennie noire», enchaîne, pensif derrière ses lunettes, Nacer, étudiant à Alger. «Nous n'aurions jamais pu jouir de la liberté que nous avons. Les choses ne sont certes pas parfaites, mais de deux maux, il faut choisir le moindre», dit-il dans un sourire. Opinion d'ailleurs amplement partagée au sein de cette génération. «Sans ce qui s'est passé en 1992, aujourd'hui l'Algérie serait l'Iran ou l'Afghanistan !», décrète, sans appel, Yacine, étudiant. «La façon dont cela a été fait était antidémocratique. Mais il y avait péril en la demeure ! Une théocratie d'extrémistes ? Nous autres femmes serions où aujourd'hui ?», s'échauffe Meyssa. Habib, lui, est mi-figue, mi-raisin. «En toute franchise, mais avec le confort du recul, peut-être qu'ils auraient dû les laisser gouverner. Au bout de quelques mois, les citoyens se seraient rendu compte que les politiques sont tous les mêmes», juge-t-il. Et de conclure : «Toutes ces manœuvres et ce sang, pour, au final, revenir à la case départ…»