on considère le délire - en littérature - comme le dévoilement du corps qui s'inscrit dans les mots qui se fondent dans le texte comme le désir de l'autre. C'est en ce sens que la littérature, dite du délire, est une littérature fascinante. C'est celle du corps en souffrance et de l'esprit inondé par ses propres crues. De tout temps et dans tout espace, cette littérature a eu ses adeptes. Dans la sphère arabo-musulmane, les soufistes lui ont donné une sacralité à travers l'extase, l'incantation et l'imbrication dans Dieu, jusqu'au moment où le soufi se confond avec Dieu. Il devient Dieu. Il est Dieu. La méditation soufie a toujours été réduite à la pratique de la litanie et le « dhikr » qui à force de répéter le nom de Dieu finit par s'y confondre à travers la transe. Le soufi s'identifie à Dieu, mais ne coïncide pas avec lui. La forme d'expression - donc la littérature soufie - est une forme de délire extasié. C'est ainsi qu'ils ont chanté le corps, le vin et sublimé la quête vers l'inaccessible. De fait, les textes soufis sont un modèle de littérature du délire. Et El Ghazali (mort en 1111) donna à cette littérature son droit de cité. Plus tard, Ibn Khaldoun (mort en 1406) exprima son admiration pour les textes soufistes, malgré l'apostasie dont ils étaient accusés. Dans la littérature arabe, orthodoxe, les textes d'El Maâri, de Bachar Ibn Bourd , d'Abou Nouass, de Khayyam, d'Erromi et même d'Ibn El Mokaffaâ (exécuté atrocement pour avoir écrit Kalila oua Dimna, un livre pour enfants !) portent en eux les germes de cette littérature du délire, camouflée - en fait - sous le sceau de la poésie absolue et totale. La littérature occidentale européenne puisera dans ce patrimoine extatique de l'Islam ésotérique. Car le délire du texte permet le dévoilement (la mise à nu) du corps si longtemps réprimé et objet de honte. Ainsi donc, si le délire littéraire est une façon astucieuse pour dévoiler le corps en échappant à l'interdit, au tabou et à la censure, parce qu'il s'inscrit dans les mots et se retrouve dans le texte, il est aussi recouvrement, en ce sens qu'il permet de camoufler un certain nombre d'hérésies, de violences, de défis à l'autorité tant politique que morale ou religieuse. Bref, il permet impunément la remise en question. En Afrique du Nord, l'exemple le plus éloquent est celui de Sidi Abderrahmane El Medjdoub qui, au XIXe siècle, a porté la poétique de l'extase et du délire à des sommets insoupçonnés. Souvent en littérature, le délire est une simple technique de camouflage artistique et esthétique. Il s'agit, en fait , d'une technique qui permet au texte subversif de ne pas être lu au premier degré,pris au mot,oblitéré ou obturé. C'est donc un dévoilement et un recouvrement du corps-tabou qui va pouvoir - de la sorte - transpirer son délire en tant que dit, non-dit et dédit. Cela grâce à l'accumulation des mots d'une façon logorrhéique, à travers des formes de secrétions et d'excrétions. Parce qu'inhabituel, totalement libéré des tabous et des interdits, le texte délirant acquiert une poétique puissante. Si le délire littéraire est une donnée, il est aussi un choix qui permet de contourner les censures de toutes sortes. Cette technique, du point de vue littéraire, correspond à une vision qui tente de transcender les limites artificielles entre le réel et l'imaginaire. C'est aussi un moyen de connaissance qui permet de déborder les catégories rationnelles et les instances de censure qui exilent le corps et la parole de la liberté. Par l'intermédiaire de la verbalisation abondante de la logorrhée, il y a une façon de « fracturer » le sens habituel des mots. D'où la poétique ! Cela se perçoit chez le malade clinique qui abolit les limites du temps et de l'espace et, du coup, se débarrasse de ce qui mutile le corps, de ce qui rend le corps travesti. Gâché. En Europe, Artaud a été le maître de cette littérature du délire. Adamov aussi. Toute la « Beat Generation » aux Etats-Unis, (Burroughs, Guinsberg, etc.), a fondé une littérature sur cette base du délire, de l'hallucination, et de la démesure qui portait en elle le dégoût d'une génération écrabouillée par les différentes guerres impérialistes menées par les Etats-Unis en Asie (Corée,Vietnam) ou en Amérique du Sud (Panama, Guatemala, Cuba) et au Moyen-Orient (Palestine, Irak). Dans ce cas, et dans tous les autres cas d'ailleurs, l'apologie du délire comme élément d'expression littéraire a été souvent bénéfique. Mais la littérature du délire peut être aussi une couverture, voire une fuite en avant et une fuite de la responsabilité de l'artiste. C'est au Maghreb d'après les indépendances nationales que ce genre a proliféré. Et il continue ! Jusqu'à devenir un cliché appauvrissant. Le fou se substitue ainsi à l'homme pensant et rationnel dans la littérature maghrébine. Et même s'il y a des antécédents et des traditions très anciennes (Djoha, Medjoub, etc.), l'abus d'une telle littérature en rend la symbolique quelque peu vieillotte, surannée, voire lâche. Même si au départ, le fou est celui qui outrepasse et ébranle la langue, l'intelligence, la norme, la morale et la sociologie d'une communauté déterminée parce qu'elle est incapable de s'exprimer soit sous l'effet des tabous et des interdits, soit sous l'effet de la peur et de la crainte de la sanction politique. Mais le fou ou le malade mental est inconscient, par définition ! Cependant, à bien y regarder, cette littérature est une littérature du faux délire ou du délire faux. En effet, les personnages d'une telle textualité ou dramaturgie ou théâtralité ne délirent pas. Ou plutôt, ils délirent d'une façon rigoureusement consciente, organisée, structurée, en fait ils simulent le délire. Ce qui bouleverse le schéma et les catégories mentales ordinaires par rapport à ce sujet. Selon Guattari, un psychiatre qui a consacré plusieurs études à cette fonction délirante dans l'art en général et dans la littérature en particulier. « Toute conscience aiguë prise dans une certaine situation de contrainte est simulatrice. » Et c'est là dans la simulation qu'il y a toute la littérature, toute la création, toute la transcendance artistique nécessairement narcissique en aval et nécessairement sublimatoire en amont. L'art en effet n'est-il pas, par définition, un acte de simulation ?