Au XIIe siècle, un philosophe mystique musulman - le soufi Ibn Arabi - écrivait dans un livre intitulé Les conquêtes mecquoises, ce qui suit : « Sache que Dieu te préserve qu'entre l'écrivant et l'écrit, il se produit une opération d'ordre sexuel. C'est ainsi que la plume qui incise le papier et l'encre qui l'imprègne jouent le même rôle que la semence mâle qui éclabousse les entrailles de la femelle et les pénètre profondément pour y laisser les marques et les traces du divin. » C'est dire combien la littérature, les arts, la philosophie, la théologie et les sciences du patrimoine musulman ont été à l'avant-garde des idées et de la vision profonde du monde. Plus particulièrement la littérature, parce qu'elle a été une grande littérature à l'époque de l'âge d'or, la littérature a su transgresser tous les tabous et particulièrement le tabou sexuel qui en est le noyau dur. En fait, toute vraie littérature est celle de la transgression ; parce qu'en tant qu'expression de l'opacité du monde ou de son flou mirifique, elle débusque le non-exprimé et le non-dit dont la sexualité est le type même. Injectée à l'intérieur du texte, la sexualité permet en tant que rapport entre le texte et le corps, entre l'érotique et le textuel, entre le plaisir physique et le plaisir poétique, voire philosophique, de déployer un champ romanesque fabuleux constamment tenté par la métaphysique, en tant qu'inquiétude et exaltation de l'esprit soudé au corps ou vice-versa, à l'image d'Ibn Arabi. La vraie littérature est celle qui tient compte de l'érotisation du monde. Elle est de l'ordre du passionnel et du subjectif : parce qu'elle exprime tout simplement la passion du monde et des êtres, à travers le corps. A travers l'esthétique du corps, non seulement en tant que lieu et espace du mouvement, de l'esthétique et de l'intelligence. Mais aussi en tant que centre nodal du plaisir. Ce sont souvent des grands théologiens et des grands exégètes qui ont créé et développé le genre du roman érotique. Pour rester au Maghreb, il nous faut citer Le Jardin parfumé du Cheikh Ennafzaoui. Un modèle du genre ! Tout créateur, tout artiste connaît très bien cette relation entre le charnel et le mental. Particulièrement chez les écrivains et les peintres, à cause sans doute du rapport avec la liquidité de l'encre chez l'un et de la peinture chez l'autre. L'émergence de l'érotique semble très appropriée aujourd'hui à une société taboutique comme la nôtre : d'autant plus que du même coup se déroule une opération de réappropriation du patrimoine culturel arabo-musulman qui a été très loin dans cette direction. Mais qui a été occulté et continue à l'être, depuis l'époque de la décadence arabo-musulmane. L'exemple des Mille et une Nuits est édifiant. Bien qu'il soit reconnu comme le joyau de la littérature universelle, ce texte est très peu connu aujourd'hui dans la sphère arabo-musulmane, et encore moins dans la sphère occidentale, puisque les traducteurs étrangers l'ont souvent expurgé de tout son contenu transgressif. Le Français de Galland l'a censuré au XVIIIe siècle. L'Anglais Woodwrth l'a également fait à la même période. Seuls les Orientalistes allemands ont plus ou moins respecté le texte original. Djemal Eddine Ben Cheikh, dans une traduction française époustouflante, a rendu un hommage percutant à ce livre phare de notre civilisation que El Azhar ne cesse d'interdire et de réinterdire, chaque fois que les tribunaux égyptiens l'autorisent de nouveau. La traduction de Ben Cheikh, parue dans la collection luxueuse de La Pléiade (éditions Gallimard), a été un événement, en France. Ainsi un important lectorat français a pu lire ce texte de la transgression tant philosophique, que politique et qu'érotique. Le dévoilement de la sexualité dans la littérature algérienne est en train de devenir une nécessité parce qu'il s'agit de sortir au jour et à la clarté cette part de nous si enfouie. Car réaliser ce dévoilement, c'est - à la limite - revenir aux sources. C'est reprendre Ibn Arabi, Les Mille et une Nuits, Bachar Ibn Bourd, Abou Nouass, Al Maâri, El Hamadani, El Hariri,etc., puisque toute cette littérature de l'âge d'or musulman a investi d'une façon spontanée et décomplexée le corps et la sexualité, le politique et le social, le métaphisyque et le théologique. Alors qu'aujourd'hui, une pathologie s'est installée dans la littérature arabe par rapport à cette sexualité qui, sociologiquement parlant, est - à la fois - bannie et interdite ; mythifiée et exagérée. A partir de cette articulation d'une contradiction portée à l'excès, c'est-à-dire la mort du corps arabe et son débordement (ou plus exactement son débridement), il faut que la littérature réinvestisse l'importance du corps, le rapport au corps. Ainsi s'opérera un renversement total de l'idée que nous nous faisons de la sexualité. En effet, celle-ci n'est pas seulement une activité physique mais - surtout - une activité mentale et une forme de métaphysique comprimée dans une vision esthétique et euphorique du monde, comme le concevaient les soufis. Pour eux, la passion du corps est une passion de Dieu et l'écriture du corps est une sorte de sacralisation. La littérature est - dès lors - exaltation et sublimation de l'amour par la passion esthétique des formes. Donc réelle.Vraie. Sincère ! Il est donc urgent de réinjecter cette liberté, cette franchise et cette audace du corps dans notre littérature à la manière des maîtres du patrimoine littéraire. La honte du corps et la disparition de l'érotisme ne sont apparues qu'avec la décadence de notre civilisation. Avec la période coloniale, le corps a été oblitéré et il n'y a eu que Si Mohand, le prodigieux poète berbère pour exalter l'érotisme et le magnifier. En dénonçant cette hypocrisie sociale et en assumant le rôle de la sexualité dans la littérature, on ne fait que remettre en cause les préjugés dont la femme est la victime expiatoire de nos sociétés figées, mal dans leur peau, déséquilibrées, voire névrosées. La littérature, les autres arts et toutes les sciences humaines ou exactes se doivent de considérer la sexualité comme une sorte d'exploration sans fin, à la fois décevante et exaltante, de la névrose de nos sociétés arabo-musulmanes, qui ont fait du sexe une pathologie morbide et mortiphère. La création artistique et l'érotisme n'ont pas de finalité ni de but. Elles sont exploration perpétuelle, quête interminable et tension infinie vers un absolu et une perfection qui sont de l'ordre du mythe, du ludique et du rien ou du presque rien. Elles sont intercalaires et enchevêtrées, parce que source de vie et de mort et elles se fondent - essentiellement - sur l'inassouvissement.