la réalité du roman L'Etranger met mal à l'aise le lecteur. Mais d'où vient la force d'impact qui a fait de ce court récit l'objet de tant de commentaires, d'analyses et de réflexions illimitées parmi les critiques littéraires et dans le monde universitaire d'une façon générale ? C'est le caractère énigmatique du personnage de Meursault qui rend invisible la frontière entre la fiction et la réalité, à travers l'accomplissement d'un meurtre, pas n'importe lequel, celui de l'Arabe. Toute la ligne des commentaires, qui ont inscrit le roman dans la perspective historico-narrative, semblent privilégier cette représentation, comme si derrière cet acte criminel se profilait le crime colonial. Cette orientation a suscité diverses appréciations et a attiré l'attention de beaucoup d'écrivains et non des moindres, tel que le grand intellectuel américano-palestinien, Edward Saïd, qui, dans un livre remarquable - Culture et impérialisme - a démontré que l'auteur Albert Camus ne pouvait échapper à la mentalité coloniale de son temps. A la suite du grand philosophe J-P Sartre, d'autres critiques se sont penchées sur le chemin de la philosophie de l'absurde (suicide) qui imprègne « le mythe de Sisyphe », pour expliquer de façon plus ou moins exagérée les racines de L'Etranger. Si c'est à travers l'expérience du personnage de Meursault que l'écrivain Camus voulait révéler sa visée artistique, cette approche laisse échapper l'affectivité complexe et angoissante du livre, comme le laisse entendre le psychanalyste anglais, Masud R. Khan. Dérangeante, inclassable et irréprésentable, l'expérience criminelle du personnage de Meursault, énigmatique et innommable jusqu'à la méconnaissance du nom de la victime, identifiée par l'unique signifiant de différence culturelle, ne facilite guère ni l'accès ni l'entrée à une compréhension de ce que remue l'auteur dans son roman. Cette expérience a ouvert la voie à des lectures duels qui instruisent beaucoup plus le procès de l'écrivain (réalité) que le procès de vérité esthétique (fiction) à l'œuvre dans le roman. Est-elle indifférente au contexte de la réalité coloniale ? Certainement pas. Mais pour échapper au piège des lectures qui occultent l'interrogation sur les enjeux subjectifs qui poussent le personnage de Meursault à l'accomplissement de cet acte malheureux dans une situation sociale coloniale sans issue, il est peut-être nécessaire d'établir un lien avec le roman La Peste qui a été entamé en 1941, une année avant la publication de L'Etranger, pour n'être publié qu'en 1947, et ce, afin de circonscrire l'opacité et l'impasse criminelle du personnage de Meursault. Dans ce livre, Camus nous livre une figure de style paradoxal pour se représenter un archétype, où l'on peut reconnaître facilement le personnage de Meursault qui attente à la vie de l'Arabe. Voici un extrait de La Peste où l'écrivain déclare une vérité ultime : « J'ai pris le parti alors de parler et d'agir clairement pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu'il y a des fléaux et des victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je ne suis pas consentant. J'essaie d'être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n'est pas une grande ambition. » Dans ce passage, Camus dépeint quelque chose de potentiellement nihiliste, à travers cette catégorie paradoxale du « meurtrier innocent ». Une innocence qui décharge le criminel de la culpabilité subjective et l'accusé de la culpabilité juridique. Cette figure du meurtrier innocent nous permet de réévaluer la sensibilité spécifique et paradoxale du personnage de Meursault afin de comprendre son incapacité d'entrer dans la symbolisation de son crime. Meursault ne manifeste aucune culpabilité, il est l'archétype même du « criminel innocent », pour qui la vie n'est que réalité sensible de pure corporéité, sans rapport d'altérité et sans représentation : « Le corps ne triche jamais ». Menacé par l'indifférenciation et la méconnaissance de l'autre, Meursault n'est que la révélation dramatique d'un personnage dans un contexte social dominé par la logique coloniale. S'il ne parvient pas à élaborer sa culpabilité pour se représenter son crime, c'est que le dogme de la violence coloniale l'enferme dans un duel et dans un non-sens qui l'aident de façon maladive à ne pas se reconnaître coupable : « J'avais remarqué que l'essentiel était de donner une chance au condamné. Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu'on pouvait trouver une combinaison chimique, dont l'absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur dix. » Que renferme cette nouvelle identité qui fait virer le récit où le personnage de Meursault ne se pense pas comme prisonnier, mais en tant que patient ? Le rapprochement a été vite fait par un grand nombre de critiques et par Camus lui-même qui pensait que le meurtre et le suicide sont les deux faces de la même pièce. La philosophie de l'absurde, qui s'est développée autour de ces grandes interrogations que soulève l'auteur, a oublié sinon occulté une grande vérité anthropologique de la tradition romano-canonique occidentale : le suicidé tue quelqu'un. Autre chose de beaucoup plus complexe. Si l'on s'interroge sur le suicide au Moyen Age, le désespoir n'était ni un sentiment ni un état psychique, mais un vice, une maladie. Même si le procureur déclare coupable Meursault d'indifférence filiale, le romancier Camus était loin d'être indifférent aux textes fondateurs de sa généalogie qui épongent la culpabilité.